La montagne pour tous – 1er épisode : à la conquête de l’alpage

S’il est un domaine dans lequel la France est championne du monde, c’est bien l’aménagement touristique de la montagne.

La France est le pays le mieux équipé et la première destination mondiale pour les sports d’hiver. Or cette situation n’est nullement le fruit du hasard ou d’une prédestination : bien d’autres pays européens possèdent des massifs montagneux remarquables, au premier chef ceux de l’arc alpin, qui s’étend de la France à la Slovénie en passant par l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche. Mais aucun n’a développé comme la France la stratégie du tourisme en montagne, avec plus de 300 stations de sport d’hiver, totalisant 11800 Kmskiables, soit 30% du domaine skiable mondial, et pour profiter de tout ça 1.450.000 places d’hébergement !

Or rien de tout cela n’existait avant le XXème siècle, l’essentiel s’est construit et aménagé en quelques décennies seulement, dans le cadre du Plan Neige. Il s’agit d’un immense programme d’aménagement et d’équipement de la montagne, imaginé par des passionnés et mis en oeuvre par l’Etat français à partir des années 60. C’est donc avant tout le fruit d’une volonté de l’Etat, notamment d’hommes politiques visionnaires, qui voulaient faire de la France de l’immédiat après-guerre, une destination touristique de premier plan en Europe. En quelque années, le Plan Neige va hisser la France, pionnière du ski de loisir en Europe, au rang de première destination de sports d’hiver. Et constituer un énorme patrimoine immobilier, complètement atypique, dont l’avenir est aujourd’hui en jeu. Mais pour comprendre le sens de ce qui s’est bâti là et qui semble aujourd’hui une évidence, il faut revenir à ce qu’il y avait avant.

La skieuse de Saint-Véran © Robert Doisneau, 1947

La montagne avant le tourisme

On ne peut pas parler de l’espace montagnard, notamment alpin, sans parler de ce qui a préexisté pendant des siècles, et que le tourisme a pratiquement balayé en quelques décennies.
Les Alpes françaises sont historiquement agitées, ballottées entre les pays limitrophes, dont elles constituent la frontière naturelle : Suisse, Italie, France. En temps de guerre, elles ont par conséquent été régulièrement traversées et envahies par plusieurs nationalités. En temps de paix, certaines vallées étaient le point de passage obligé pour se rendre d’un pays à l’autre, notamment pour commercer. Cette ouverture aux influences étrangères leur a donnée une certaine originalité culturelle, par rapport aux vallées en cul-de-sac et au reste de la France, qui cultivaient l’entre-soi. Désormais sillonnées d’autoroutes et de voies de chemin de fer, ponctuées de grandes villes très actives, difficile d’imaginer aujourd’hui ce qu’étaient les vallées alpines il y a un siècle. On y menait une vie simple, voire fruste, rythmée par les saisons. On y vivait dans des villages, coupés du monde plusieurs mois chaque année à cause de la neige. Face à l’impossibilité de se déplacer et d’exploiter la terre, les paysans se terraient dans leurs maisons, avec leurs bêtes et leurs provisions, en attendant le redoux.

Le vallon du Clou (2220m), en Tarentaise : un alpage traditionnel dont les bergeries datent des XVIIIème et XIXème siècle, toujours pâturé et largement préservé, malgré l’échec de son classement. Pour combien de temps encore ?

Au-dessus des villes et villages se trouvent les alpages : ce sont des clairières dans les forêts, de 1500 à 1900m environ, puis des prairies alpines jusqu’à 2500m environ (un peu plus côté soleil). Situées sous les neiges éternelles et par conséquent découvertes à la belle saison, elles constituaient une réserve de terres pâturables, voire cultivables : les bergers y montaient avec leurs troupeaux lors des transhumances du printemps et y demeuraient jusqu’à la fin de l’été dans des chalets rudimentaires. Le reste du temps, les alpages étaient inhabités et même impraticables au-delà de 1900m, avant l’avènement du ski. Qu’on se figure le climat : il neige de novembre à mars, voire avril, les températures sont négatives la plupart du temps, entre décembre et mars ; il fait couramment -15 voire -20. Quand aux sommets, c’est une terra incognita où personne ne vit, qui inspire l’effroi pendant des siècles, en raison des multiples dangers : froid, éboulements, avalanches, présence de bêtes sauvages, etc…

L’invention du tourisme alpin

Et pourtant, de tous temps, il s’est trouvé des explorateurs pour braver le danger : des sportifs, des scientifiques, mais aussi des artistes et de simples curieux. Les premières ascensions de sommets sont recensées dès la fin du XVème siècle en Suisse. Mais ce n’est qu’avec le développement du chemin de fer au XIXème siècle, que naît véritablement le tourisme, un passe-temps réservé à une élite fortunée, curieuse du monde. Ce sont les Anglais, peuple d’iliens traditionnellement portés vers la conquête de nouveaux horizons, qui s’y lancent les premiers. Pour les accueillir dans les endroits les plus pittoresques, des auberges sont édifiées dans les basses vallées alpines (1000 à 1300m). On vient en montagne en été pour admirer le paysage, mais aussi pour se soigner par le thermalisme, le soleil et l’air pur. Les bienfaits de la montagne et la beauté des paysages, vantés par les journaux, entraînent un effet de mode : des villages de vallée se transforment en stations huppées, comme Zermatt, Saint-Mortiz ou Chamonix. Déjà à cette époque, les touristes intrépides qui veulent s’aventurer en moyenne montagne sont guidés par des paysans, qui connaissaient bien les lieux et ont trouvé là une source de revenus complémentaires.

Le tournant de l’altitude est pris dès 1816 : une auberge est ouverte au sommet du Rigi en Suisse, à près de 1800m d’altitude, à un endroit ou jadis on ne croisait que des alpagistes. Elle devient rapidement un haut-lieu du tourisme suisse, à cause de la vue exceptionnelle à 360° sur le lac des Quatre-Cantons qui l’entoure. Dès la fin du XIXème siècle, les chemins de fer partent à l’assaut des cimes, mettant la haute montagne à la portée de tous, sans équipement particulier ni entraînement physique. Notamment en Suisse, mais aussi en France (Chamonix , Super-Bagnères).

L’hôtel Majestic, inauguré par la compagnie des Hôtels Cachat, à Chamonix en 1913. C’est un de ces énormes établissements qui se construisent dans les montagnes à cette époque, avec tout le confort le plus moderne, à destination d’une clientèle fortunée, ne renonçant à aucun de ses luxes, même au pied des glaciers ! Cette affiche représente également les différents loisirs d’hiver : promenade (sans raquettes !), ski, luge, patinage sur glace, courses en traîneau, etc…

Mais c’est en 1864 qu’un hôtelier Suisse propose à quatre clients anglais de séjourner tout l’hiver dans son établissement de Saint-Moritz, en leur promettant (déjà !) le remboursement de leur séjour s’ils n’étaient pas satisfaits. L’essai ayant été probant, les établissements de montagne se dotent du chauffage central pour pouvoir ouvrir l’hiver. Et comme il faut bien passer le temps, on assiste immédiatement au développement des sports d’hiver : la luge, le traîneau, le patin à glace ou le curling.

LE SKI

C’est au début du XIXème siècle que le ski arrive en France, importé de Norvège, où il sert de moyen de locomotion, accessoirement de sport. En France, il est expérimenté par quelques curieux et par les militaires, qui y voient un intérêt stratégique, pour surveiller les frontières montagnardes en hiver. Au début du XXème siècle, ils organisent la première compétition sportive. Parallèlement le Club Alpin Français ouvre sa section de ski et développe ses cours et ses compétitions à destination des civils. Les autochtones vont également adopter le ski comme moyen de locomotion hivernal. Dès les années 20, les « sports d’hiver » sont à la mode chez les aristocrates. Ils vont tout simplement se démocratiser avec le tourisme en général, grâce au développement des congés payés et aux voyages en train, de plus en plus abordables.

Mais attention, ce n’est pas le ski que nous connaissons aujourd’hui : pas de pistes, un matériel rudimentaire et pas d’autres remontées mécaniques que quelques rares lignes de chemin de fer d’altitude et funiculaires qui circulent en hiver, ou quelques téléphériques ! Une journée de ski se compose par conséquent d’une longue ascension le matin (avec des peaux de phoque sous les skis), d’un déjeuner en altitude et d’une descente l’après-midi. Au début du XXème siècle, le ski est une variante hivernale de la randonnée, avec un côté compétition en plus. La technique est expérimentale, le matériel est à la fois rustique et peu maniable : il faut un équilibre certain, une très bonne condition physique et une bonne connaissance de la montagne en hiver pour pratiquer ce ski de randonnée.

Das Wunder des Schneeschuhs (Le miracle du ski), film d’Arnold Fanck datant de 1920. Un des très rares films consacrés exclusivement au plaisir de skier, qui montre parfaitement toute la difficulté et le bonheur d’une journée de ski en altitude à cette époque.
Mais la vogue du ski de descente entraîne une évolution de la demande : tout d’abord, les champs de neige les plus fréquentés par les skieurs sont balisés, ce qui les transforme en pistes sécurisées, qui seront bientôt damées pour faciliter la descente : le ski quitte le domaine de l’aventure pour devenir un jeu. La guerre de 14-18 ayant contraint les autrichiens et les italiens à se battre en montagne, ils ont dû développer des moyens de transport des troupes en altitude. C’est ainsi que leurs sommets se sont équipés de nombreux téléphériques, ce qui a permis, une fois la paix retrouvée, de faire monter plus de skieurs en altitude. Dès les années 30 suivront les téléskis, puis les télésièges et enfin les télécabines, pour faire monter toujours plus de skieurs, toujours plus vite en haut des pistes. D’une descente quotidienne, on est donc passé à un sillonnage méthodique du domaine skiable tout au long de la journée, en fonction des envies, de l’état de la neige et… de la fatigue !

Megève au début des années 1920, juste avant la construction de l’Hôtel du Mont d’Arbois. On distingue un premier hôtel à l’entrée du village et juste au-dessus le village traditionnel du Mont d’Arbois. Cliché anonyme. © Franck Delorme.

DES VILLAGES AUX STATIONS DE SPORTS D’HIVER

Parallèlement, on assiste à l’essor des villages montagnards dont la deuxième saison touristique est consacrée aux « sports d’hiver » : Chamonix, Saint-Gervais, Morzine, Val d’Isère, L’Alpe d’Huez. Le tournant de l’aménagement immobilier de la montagne est une fois de plus donné par l’aristocratie : la baronne Noémie de Rothschild avait ses habitudes hivernales à Saint-Moritz, mais pendant la guerre de 14-18 elle y croise beaucoup trop d’Allemands : ça lui déplaît tant qu’elle plie bagages illico et charge son moniteur de ski norvégien de rechercher dans les Alpes et les Pyrénées un lieu propice à la glisse, en vue de créer une station de prestige française.  Ce sera Megève, un village savoyard, fréquenté surtout en été, mais aussi depuis quelques années en hiver, grâce à l’obstination du Club Alpin Français. Elle y fait construire en 1921 un palace, directement dans l’alpage, au-dessus du village, et une route qui permet l’acheminement des touristes et de tout ce qui leur est nécessaire pour vivre luxueusement, à près de 1300m d’altitude. Tout ce que l’Europe compte de têtes couronnées, d’aristocrates et de grands bourgeois s’y donnent rendez-vous : la première station de sports d’hiver française est lancée. Mais elle reste étroitement dépendante du village traditionnel.

C’est en Italie, que nait dès 1928 la première station de sports d’hiver de haute-montagne, créée ex-nihilo, à Sestrières, à plus de 2000m d’altitude, par la volonté du Duce et avec le soutien de la famille Agnelli (qui possède les usines FIAT). En cohérence avec le futurisme italien, le parti-pris est radical : on y fait vivre des touristes comme en plaine, mais à une altitude où jamais personne n’a vécu, surtout en hiver. Et pour  matérialiser cette innovation, on choisit une architecture résolument futuriste, jamais vue ailleurs, dont le gigantisme est à l’échelle des sommets environnants : des tours cylindriques d’une quinzaine d’étages ! Les concepteurs de Sestrière étaient visionnaires : ils ont tout simplement posé les fondements de ce que seront les futures stations du Plan Neige français, quarante ans plus tard : opérateur privé ayant également les fonctions d’exploitant et de gestionnaire, maîtrise d’œuvre de haut vol, gigantisme, domaine skiable accessible directement depuis les hébergements, équipements à la pointe de la technique, services dignes d’une grande ville (restaurants, magasins, boîtes de nuit…), animation par les compétitions.
Dès 1935, le Commissariat au Tourisme encourage les vacances d’hiver à la montagne pour le plus grand nombre : trains à tarif réduit, auberges de jeunesse, négociations avec les industriels pour vendre des skis moins chers. Parallèlement, il met en place un comité d’expert chargé de réfléchir à la création de « super-stations » de sports d’hiver. Des sites sont identifiés : Val d’Isère, Chamrousse, Vars, Les Allues (future Méribel),  et ce qui deviendra Courchevel. En 1925 et 1937 des reconnaissances hivernales sont réalisées dans le futur domaine des 3-Vallées (futures stations de Courchevel, Méribel, Les Ménuires et Val Thorens). Parallèlement, les bases urbanistiques des futures stations de ski sont jetées : choix de l’implantation en fonction du site (ensoleillement, altitude, enneigement, vallonnement, panorama) composition d’ensemble, intégration de tous les équipements et de toutes les activités.
Et dans le même temps, les initiatives locales se développent, qui permettent de lancer Chamrousse, et Méribel. Dès 1939, Le Corbusier élabore un projet d’urbanisme complet pour Vars, qui mixe une cité radieuse (à l’échelle des grands immeubles de Sestrière) et des petites maisons rassemblées en deux lotissements. Une proposition atypique, qui mélange deux échelles, que l’on ne retrouvera jamais simultanément dans les projets de stations ultérieurs, sauf aux Arcs.

Plan-masse de la station de Vars. © Fondation Le Corbusier. On remarque le lotissement, traversé par les remontées mécaniques et desservi par de dangereuses allées descendant droit dans la pente ! La Cité Radieuse est accompagnée par un parking cylindrique. L’ensemble exploite le relief local pour créer un paysage original, ni urbain, ni montagnard.

Mais la première guerre mondiale stoppe tous ces projets sur le terrain. Pourtant, les réflexions, elles, ne s’arrêtent pas : les missions de reconnaissance en montagne se poursuivent. Dès 1942 le gouvernement de Vichy reprend et approfondit les études concernant Vars et les futures 3-Vallées, pour concurrencer les stations suisses et autrichiennes. Mais ce qui est le plus étonnant, c’est que la France de la Libération se prépare également… en captivité en Allemagne ! Dans un Oflag, camp de prisonniers pour officiers, Laurent Chappis, un jeune savoyard, profite de sa captivité pour passer son diplôme d’architecte et préparer une thèse d’urbanisme également consacrée aux 3-Vallées. Non sans tenter de s’évader sept fois ! Parmi ses compagnons d’infortune il se lie d’amitié avec Maurice Michaud, un polytechnicien et ingénieur des Ponts, également savoyard et passionné d’alpinisme. Ensemble, ils imaginent un immense domaine skiable, s’étendant de Valloire à La Plagne, en passant par les 3-Vallées (Les Menuires, Méribel et Courchevel), franchissant en ligne droite les frontières naturelles des vallées, grâce à un unique transport par câble électrique innovant : le Catérail, dont seul un prototype sera construit entre Bozel et Courchevel, en 1947.
A la libération, Chappis et Michaud vont se retrouver pour créer ensemble ex-nihilo… Courchevel, la première grande station de ski française, devenue par la suite villégiature d’hiver pour les snobs européens, soit l’antithèse de Megève.

COURCHEVEL : LE PROTOTYPE DE LA STATION INTEGRÉE

En Savoie, le Conseil général a l’intention de créer une station de sports d’hiver. Pour ce faire, il reprend les études lancées par le gouvernement de Vichy et missionne son ingénieur des Ponts, Maurice Michaud. Celui-ci, trouvant l’occasion de concrétiser le projet des Trois-Vallées, rappelle tout naturellement son copain de captivité Laurent Chappis. Les habitants de la vallée des Bellevilles étant opposés à toute urbanisation des alpages, et comme l’aménagement de Méribel avait déjà été lancé par les anglais, le choix se portera sur l’alpage de Saint-Bon, où Chappis avait déjà projeté une station aux alentours de 1850m d’altitude.

Reconnaissance hivernale. Au sommet de la Loze, qui marque la limite entre les domaines skiables de Courchevel et Méribel. Photo Laurent Chappis, 1946 © Inventaire général du Patrimoine

Laurent Chappis commencera par sillonner la vallée en ski, pour explorer tout le site et découvrir les possibilités d’urbanisation et aussi de création de pistes. La photo ci-dessus montre que cet authentique montagnard chevronné n’hésite pas à bivouaquer en altitude, en plein hiver !

L’alpage du Tovet à Saint-Bon, avant la construction de Courchevel 1850. Laurent Chappis indique sur cette photo l’emplacement des principaux quartiers de la future station de Courchevel © Archives du Département de la Savoie, fonds Chappis

Parallèlement, le Conseil général acquiert des hectares d’alpages, à un prix dérisoire, auprès de la commune de Saint-Bon. Certes, ceux-ci sont orientés plein nord, mais le village n’en possède pas d’autres. C’est un changement majeur pour cette petite commune de 500 âmes, qui se dépossède d’une ressource agricole et pastorale, ancestrale et essentielle, au profit d’un aménageur public qui va, en quelques années, modifier radicalement et définitivement le paysage, la sociographie et la vie locale. Pour le meilleur et pour le pire ?
Pour concevoir le domaine skiable, Maurice Michaud fait appel à un expert renommé : Emile Allais, un natif de Megève (berceau du ski de loisir, je le rappelle) triple champion du monde de ski, reconverti dans le monitorat, puis dans l’aménagement de domaines skiables. Celui-ci rapporte de son expérience aux Etats-Unis une chenillette à laquelle il a fait atteler un rouleau, pour damer les pistes mécaniquement. Il croit en effet, comme son commanditaire le Conseil général de Savoie, qu’il faut rendre le ski accessible à tous, notamment aux débutants, en rendant la neige plus simple à skier. Les bases de la démocratisation du ski sont donc lancées à Courchevel.
Laurent Chappis élabore très rapidement un plan d’ensemble de la station, caractérisé par un zoning typique de l’urbanisme d’après-guerre, mais avec des pistes de ski qui s’immiscent entre les habitations. On remarque immédiatement que les commerces sont au centre de la station, autour des remontées mécaniques. Puis viennent de part et d’autre des hôtels de luxe, qui assureront la prospérité et la notoriété internationale de Courchevel, mais aussi des hébergements populaires, qui vont de pair avec la volonté du Conseil général et d’Emile Allais de démocratiser le ski.
Vu en plan, comme en maquette, on saisit mal le parti-pris d’aménagement, car aucune structure forte ne s’en dégage de prime abord. En réalité, la station est aménagée comme un parc à l’anglaise : le plan d’ensemble, très détaillé, prévoit des zones non-urbanisées (le jardin alpin) ou à faible densité (les chalets) et préserve même certains arbres et rochers, pour la qualité paysagère. Les groupes d’habitation se posent sur le relief comme des bosquets. L’objectif est de s’insérer au mieux dans le contexte paysager, vu à hauteur… de skieur !

La grenouillère, point de contact entre la station et le domaine skiable. On remarque la terrasse de café, orientée plein sud et la queue au pied du téléski. © Collection Persil

Dans son projet, Laurent Chappis met en place deux éléments d’aménagement majeurs, qui deviendront incontournables pour toutes les autres stations de sports d’hiver. En ce qui concerne l’aménagement du domaine skiable, il s’agit de la grenouillère, cet espace relativement plan, où débouchent toutes les pistes et d’où partent les remontées mécaniques qui desservent le domaine. C’est aussi l’endroit où se rassemblent les skieurs et où les débutants s’essayent. La grenouillère est à la frontière entre l’espace urbanisé et le domaine skiable : c’est leur point de contact. Et par conséquent la frontière entre les piétons et les skieurs. Cet espace est urbanisé de manière très particulière : c’est le front de neige, un ensemble de bâtiments d’habitation, dont les rez-de-chaussées accueillent des bars, hôtels, restaurants, magasins de ski et aussi le guichet de vente des tickets de remontées mécaniques, qui sont ici remplacés par un unique forfait journalier, encore une innovation appelée à se généraliser.

Chalet Petit Navire, 1951. Inscrit à l’ISMH. C’était le domicile de l’architecte Denys Pradelle,  recruté par Laurent Chappis pour concevoir Courchevel. Il sera à l’origine de la création de l’Atelier d’Architecture en Montagne.

En termes d’architecture, en raison du nombre de bâtiments à réaliser, Laurent Chappis installe une agence à Saint-Bon, puis à Courchevel même. Il définit les principes typo-morphologiques de la future station, largement inspirés des idées en vogue avant-guerre, mais aussi liés à une implantation en versant nord : les bâtiments devront tous bénéficier du soleil, de la lumière et supporter la neige. D’où leur espacement et leurs toitures à une seule et faible pente, suivant celle du terrain. A Courchevel on trouve trois types d’architecture, qu’on retrouvera dans toutes les autres stations:
  • Les petits chalets, pour une seule famille
  • Les méga-chalets, immeubles de logements collectifs déguisés en chalets
  • les immeubles modernes en barres

Et une troisième, qui n’existe qu’à Courchevel : le chalet traditionnel pour stocker les provisions en alpage, réhabilité en villégiature pour skieurs.

Finalement, Courchevel sera le prototype des stations du futur Plan Neige, dont je vous parlerai dans le prochain article :

  • On y retrouve des protagonistes du Plan, qui sont des montagnards avant tout : Michaud, Chappis, Pradelle, Allais ;
  • Un opérateur unique maîtrise tout le sol : ici c’est le Conseil général ;
  • Un architecte-urbaniste conçoit le plan d’ensemble ;
  • Le projet comporte différentes catégories d’hébergements, pour satisfaire tous les types de clientèles ;
  • Le centre de la station est constitué par la grenouillère, le front de neige éventuellement suivis d’une artère commerçante ;
  • L’accès aux pistes se fait « skis aux pieds » depuis les hébergements ;
  • Les terrains ne sont pas commercialisés comme dans un lotissement, mais la réalisation des immeubles est dévolue à des promoteurs, qui acquièrent un droit à bâtir comme dans les futures ZAC ;
  • L’architecture est relativement encadrée par des règles ;
  • La gestion de la totalité du domaine est assuré par un unique opérateur, ici une régie départementale, donc avec un forfait unique.

Comme on sait, la démocratisation du ski, qui était un élément fort de ce projet,  fera long feu, ici comme dans la plupart des stations du Plan Neige : dès que l’Etat abandonnera ses prérogatives, la loi du Marché fera son oeuvre et chassera les classes populaires, au profit de la jet-set internationale.

Mais à Courchevel, c’est tout le projet qui a dévié très rapidement : la limite basse du domaine est remontée de 1000 à 1400m, les pentes des pistes se sont accentuées de 50% à 80%, la densité de skieurs a grimpé de 15 à 40 à l’hectare, les lits (c’est à dire la capacité d’accueil en touristes résidant sur place) de 6000 à 35.000 aujourd’hui. Bref, d’une petite station intégrée dans son paysage, on est passé à une ville relativement dense, en montage. Néanmoins, la greffe de la civilisation des loisirs dans les alpages a pris et Courchevel est devenue une destination prisée, à l’instar de Mégève ou Saint-Moritz. Le raccordement de son domaine skiable à Méribel, puis à Val-Thorens et aux Menuires dans le cadre du Plan Neige, lui assure chaque hiver un grand succès auprès des amateurs de glisse.

A suivre…

Vue prise de la Pointe de Saulire, sommet du domaine skiable de Courchevel, à 2738m d’altitude : au fond le massif du Mont-Blanc (versant italien), en bas à droite la station © Bernard Ligen

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