L’art d’accommoder les restes : une ébauche de régionalisme finistérien


« J’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture »
Paul Gauguin.

Les années passent et j’aime toujours autant chacun des projets que j’ai conçus en tant qu’architecte, du plus petit jusqu’aux très grands. Une immense majorité a été réalisée et j’en suis très fier. Mais d’autres sont restés des images sur du papier, pour diverses raison : soit parce que le maître d’ouvrage n’a pas pu les réaliser, soit parce que ce sont des projets d’étudiant. Parmi ces dernier, il en est un qui m’est particulièrement cher : celui du vieux-bourg de Locmélar. Je souhaite vous en parler ici pour transmettre les idées qu’il véhiculait, car je les trouve toujours pertinentes, vingt-cinq ans plus tard.

L’ECOLE D’ARCHITECTURE DE NANTES

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L’ancienne école d’architecture de Nantes, rue Massenet, aujourd’hui démolie. Photo Francois’ sur Flickr

J’ai eu la chance de faire mes études à l’Ecole d’Architecture de Nantes, un établissement dont je ne dirai jamais assez tout le bien que je pense de sa pédagogie. Son enseignement m’a parfaitement préparé au métier de chef de projet d’architecture, mais au-delà il m’a donné une culture originale et ouverte, dépassant très largement le champ de ma pratique professionnelle, et m’a finalement permis de devenir l’homme que je voulais être.

La particularité de la pédagogie nantaise dans les années 80 était d’être issue directement des houleux débats de 1968. En effet,  la plupart des Français ignorent que Mai 68 fut aussi à l’origine de la création des écoles nationales d’architecture, par scission avec les écoles des Beaux-Arts. Leur pédagogie atypique, élaborée en réaction à l’académisme, était marquée par la multiplicité des angles d’approche de la question architecturale, et notamment une forte coloration en sciences humaines. Il en découlait une grande créativité et une indéniable richesse de la production, qui a depuis fait la preuve de sa pertinence dans le cadre bâti contemporain. Cette pédagogie était, fidèlement à l’esprit de 68, négociée entre le corps professoral, les représentants des étudiants, des professionnels et de notre ministère de tutelle : celui de l’équipement, et non la très décriée Education Nationale. Ce ministère étant plus spécialisé en génie civil qu’en sciences de l’éducation, l’enseignement était marqué par une très large ouverture intellectuelle et une importante liberté de définition des parcours pédagogiques personnels, dans un cadre pourtant très structuré. Ainsi, autour d’un solide « tronc commun », se développait un vaste champ d’options plus ou moins cadrées, allant même jusqu’à une option fictive, nommée La Ville Retrouvée, avec tout son programme bidon et ses modalités de validations parfaitement optionnelles! Celle-ci permettait aux étudiants de travailler sur le sujet qui les intéressait, avec le professeur de leur choix, chose parfaitement impensable de nos jours. Je l’ai exploitée moi-même pour réaliser mon mémoire d’urbanisme sur la Place Sainte-Croix à Nantes, mais ceci est une autre histoire que je vous raconterai peut-être un jour…

Dans ce vaste répertoire d’options, en 1991 j’ai choisi, un peu par défaut, le « certificat d’architecture rurale », alors que je me destinais plutôt à une carrière exclusivement urbaine. D’anciens copains de promo m’en avaient parlé l’année précédente et j’étais allé voir l’expo de leurs projets, dans un village paumé au milieu des Monts d’Arrée, au coeur de mon Finistère natal. Fort de leur enthousiasme, alors que certains d’entre eux sont depuis devenus d’excellents professionnels de l’architecture urbaine, j’ai choisi le même certificat l’année suivante. L’enseignement principal consistait à mettre les étudiants dans une situation très proche de la réalité de leur futur métier (et encore plus de la mienne !) en leur confiant un projet architectural, commande bien réelle d’une municipalité, pouvant (ou pas) déboucher sur une réalisation concrète.

LOCMELAR

Panorama du bourg de Locmélar avec au premier plan la vallée de l'Elorn

Panorama du bourg de Locmélar avec au premier plan la vallée de l’Elorn © Mairie de Locmélar

C’est ainsi que je me suis retrouvé, en janvier 1992, à Locmélar, tout petit village du nord-Finistère, avec six camarades de promo, dont une étudiante d’Allemagne de l’Est, qui nous avait rejoint grâce à Erasmus. Notre professeur Iffig Poho, qui habitait et exerçait dans le coin, nous avait mis en relation avec la Mairie, pour réfléchir ensemble sur les problématiques architecturales et urbanistiques du centre-bourg. Celui-ci se résumait à quelques dizaines de maisons (il y avait à l’époque 455 habitants dans toute la commune), dont certaines en ruine, voire abandonnées et une magnifique église de pèlerinage. Nous y avons été accueillis pas le Maire, historien-géographe, et la correspondante de la presse locale, qui tenait là un sujet inattendu. Je me souviens très nettement du sentiment que j’ai eu, en regardant le bourg à mes pieds, du haut du clocher de l’église où nous étions montés : « mais qu’est-ce que je suis venu faire dans ce bled paumé ? » J’étais bien loin d’avoir conscience de ce que ma curiosité naturelle m’avait poussé à venir chercher là. Et plus loin encore de savoir que cela me passionnerait, au point que j’en fasse, non seulement mon diplôme, mais un sujet de réflexions à long terme ! Il ne semblait y avoir presque rien, mais comme toujours, le vide apparent a révélé ce qui se cachait derrière l’accumulation du quotidien : l’essentiel ! En résumé, ce séjour à Locmélar n’était pas loin d’une expérience existentielle…

L’église de Locmélar, avec son calvaire et son enclos paroissial, datant des XVIème et XVIIème siècles

Le Maire avait quelques projets pour son petit village : il souhaitait notamment préserver les maisons en ruines, en raison de leur caractère et de leur intérêt historique, pour les rendre à leur destination d’origine, si possible. Le premier travail à effectuer était donc d’en dresser le plan : c’est la tâche à laquelle nous nous attelâmes avec une de mes copines de promo, alors que le temps se couvrait dangereusement, comme souvent dans le Finistère… Arrivé sous un soleil radieux, nous allions devoir braver les éléments le restant du séjour: la pluie, le vent, le froid… Heureusement, notre petite équipe était soudée, l’ambiance au gîte était à la folle gaité, les repas servis par l’aubergiste du coin étaient fort copieux. Pour assurer notre confort de travail, notre professeur Iffig Poho nous avait même prêté son délicieux atelier-garçonnière, aménagé avec beaucoup de goût, au milieu d’un petit village des Monts d’Arrée, dans une ancienne écurie, avec de grands placards remplis de Whiskies hors d’âge, au cas où nous aurions trop froid ! Au bout de quelques jours de relevés, je me souviens avoir eu une sorte de révélation dans une allée entre deux bâtiments, en même temps que ma copine qui tenait l’autre extrémité du décamètre : la composition de l’espace, l’étroitesse de l’allée n’incitait-telle pas au voisinage ? N’avait-on pas l’impression qu’en cet endroit conversaient jadis des voisins, comme nous le faisions en prenant nos mesures ? N’y avait-il donc pas d’autres messages derrière ces tas de veilles pierres ? Ne portaient-elles pas en elles-mêmes les usages d’une société disparue, celle des cultivateurs de lin du Léon, ancien évêché du Nord-Finistère ? Que faire de ce message, de ces usages imprimés dans la pierre ? Je tenais le début de mon parti architectural. La suite allait venir du champ artistique.

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Maisons de paysans-toiliers, datant de 1632 (à droite) et 1730 (à gauche)

Notre professeur de sculpture, l’excellent plasticien Ekkehart Rautenstrauch, nous avait appris une méthode d’analyse de la plastique d’un objet, à l’aide d’une simple grille et de concepts courants. L’outil en question était d’une grande simplicité et d’une redoutable efficacité pour révéler les qualités plastiques d’un objet, mais aussi ses défauts. A titre d’exercice, je décidais de l’appliquer au paysage architectural et naturel de Locmélar. En un instant j’ai compris que l’intérêt plastique des ruines résidait dans l’unicité de leur matériau (la pierre locale) et l’échelle qu’il induisait.

La préservation du petit patrimoine de Locmélar passait donc par le sens historique et ethnologique qu’il véhiculait et par ses qualités plastiques. Il ne restait plus qu’à jouer avec ces éléments, en y ajoutant ceux que j’allais y apporter dans le cadre de leur réhabilitation, afin de revitaliser ce qui dépérissait.

Plan du vieux bourg, avec la datation des ruines et un premier scénario d’affectations

LA REGLE DU JEU

A tout jeu il y a une règle et plus elle est claire, plus le résultat est indiscutable. Pour remettre en usage ces vieilles maisons plus ou moins ruinées, des travaux s’imposaient. Pour ce faire, je me suis largement inspiré des règles de la Charte de Venise, qui définit les modalités selon lesquelles on intervient sur le patrimoine historique sans le dénaturer. Le principe général est de différencier clairement l’ancien (ce qui est authentique) et les interventions neuves (qui peuvent aller de la neutralité presque invisible à la modernité).

Dans la règle que j’ai définie, les interventions sur le bâti ancien de caractère sont très limitées et situées exclusivement aux marges, de manière à laisser l’essentiel dans son état d’origine. Leur style est volontairement discret, voire banal, pour ne pas brouiller la lecture du patrimoine.

A contrario, dès que l’état (ou l’absence d’intérêt historique ou plastique) le justifie, les façades sont largement et franchement découpées, de manière très contemporaine. Les matériaux, lignes et volumes (également très contemporains) sont intégrés dans une nouvelle composition qui a sa propre logique, pouvant aller jusqu’à être radicalement indépendante de celle d’origine, voire faire fi de toutes les conventions locales.

Ty Bihan (petite maison, en breton), gîte rural aménagé dans une maison abandonnée du vieux bourg. En bon état à l’époque, ses façades authentiques et sa toiture n’ont pas été modifiées, à l’exception de l’écrêtement du mur nord. L’intérieur, d’un moindre intérêt documentaire, a été aménagé de manière contemporaine, mais en respectant l’organisation traditionnelle.

Au lieu d’être un handicap, la règle permettait d’ouvrir l’éventail des possibilité de réemploi du bâti, quel que soit son état : en fonction de données objectives (l’état du bâtiment et son intérêt patrimonial), j’ai retenu un type de restauration (minimale, réhabilitation, rénovation, reconversion), débouchant sur différentes possibilités d’utilisation. En six projets, j’arrivais à couvrir l’essentiel des attitudes possibles et des programmes raisonnablement imaginables, en me plaçant loin des gestes gratuits et des péroraisons architecturales. Cette attitude s’est d’ailleurs révélée très pédagogique, pour convaincre la municipalité, mais aussi les habitants du village, plutôt favorables à une destruction des bâtiments, qu’ils avaient eux-même plus ou moins abandonné.

Plus généralement, j’ai rempli les projets de petits raffinements auxquels je suis sensible et d’idées glanées au fil de mes pérégrinations architecturales.

LA TECHNIQUE

Pour stabiliser les vieux édifices branlants et leur permettre d’assurer des performances techniques compatibles avec leur fonction d’habitat contemporain, je me suis servi d’une technique que j’avais découverte dans une revue datant de la dernière guerre. Lors d’un stage en entreprise, au tout début de mes études, le patron m’a confirmé la pertinence de ce choix structurel, en me faisant visiter les locaux de son entreprise, aménagés dans une maison ancienne, grâce à cette technique. Plus de trente  ans après, ils sont toujours intacts, sans la moindre fissure.

L’illustration, numéro spécial « Construire », 24 mai 1941

Comme pour les ruines de la dernière guerre mondiale, les murs conservés peuvent être rigidifiés par une ossature en béton intérieure, reposant sur ses propres fondations et portant les planchers et la couverture. Les façades sont dès lors réduites à leur rôle de fermeture et dépourvues de leur fonction structurelle : une attitude finalement très moderne vis-à-vis des façades, même si l’apparence extérieure reste complètement inchangée.

CONCLUSIONS… provisoires !

Ty Bihan, aujourd’hui envahie par la végétation.

J’ai croisé dans la discipline du projet les sciences humaines, les sciences exactes et les matières artistiques, comme le voulait la logique de notre enseignement de l’architecture. En combinant la rigueur de la méthode, l’objectivité des outils, qui n’exclut pas la sensibilité, j’ai construit une sorte d’ébauche d’architecture régionaliste critique. Ce mouvement du XXème siècle consiste à introduire des aspects régionaux dans l’architecture contemporaine. Ici, il s’agissait d’introduire des qualités esthétiques et un message social et culturel dans l’architecture actuelle. Pour le faire, j’ai décliné toutes les postures face à un héritage culturel et esthétique, allant du respect le plus scrupuleux (mais non dénué de modernité dans l’insertion des usages contemporains) à l’attitude la plus irrespectueuse, mais sans mépris, en passant par toute la gamme des négociations formelles et symboliques. Aucun des projets n’a plus de valeur que les autres à mes yeux, car chaque négociation prend tout son sens dans son contexte. Plus de vingt ans après, j’observe que la réflexion est toujours valable. J’en suis toujours aussi fier, comme de la quasi-totalité de mes projets d’étudiants, y compris dans leur mise en forme.

Cette aventure intellectuelle a débouché directement sur mon mémoire de diplôme L’architecture traditionnelle léonarde & sa traduction contemporaine, qui m’ouvrait tout grand la porte d’une carrière locale… que je n’ai pas franchie ! Bien que je reste toujours aussi sensible à la force de la culture et de l’identité de mon Finistère natal. Toutefois, si ma pratique professionnelle m’a depuis orienté de plus en plus vers la gestion de grands patrimoines publics sur de longues durées, l’identité régionale serait l’une des rares bonnes raisons pour moi de retourner à une pratique régionaliste, voire de moindre échelle.

Les projets seront présentés dans un prochain article.

2 Commentaires

  1. Bonjour,

    Je viens de tomber sur votre article, et j’en suis tout surpris !

    Je suis un nouvel habitant de Locmélar depuis 1 an. Je suis arrivé ici avec ma compagne avec pour objectif d’ouvrir en juin 2019 un café-épicerie-spectacle sur la place Saint Melar ! C’est un projet en lien avec la mairie. Si vous taper « Bistrot et pas que » à Locmélar vous devriez tomber sur des articles expliquant le projet.

    Le café sera situé dans l’ancienne maison paroissiale, rachetée par la mairie en 2016. Il s’agit du bâtiment qui se trouve à droite de l’église lorsqu’on la regarde depuis la place.

    Nous aimerions en savoir davantage sur l’histoire du bourg de Locmélar. Nous avons déjà reccuilli des récits des « anciens », mais le regard d’un architecte nous parlerait beaucoup également.

    Aussi ce serait un plaisir de pouvoir échanger avec vous par téléphone, ou encore de vous accueillir à Locmélar.

    Avez-vous prévu de repasser dans votre « Finistère natal » ?

    Voici mes contacts : Florian Jehanno : 06.26.13.41.42

    Au plaisir de se rencontrer.
    Bien à vous,

    Florian

    • C’est avec plaisir que je prends connaissance de votre projet de café épicerie spectacle, un lieu de vie collective qui fait défaut dans ce petit bourg. C’est un projet qui s’inscrit tout à fait dans l’air du temps : coopératif, participatif, accueillant pour les associations et pour l’économie locale !

      Vous seriez encore plus surpris de lire la suite de mon article, qui décrit les différents projets : j’avais en effet conçu un nouveau café, dénommé « Ar Tavarn » et aménagé dans une maison jadis en ruines, située juste en face de votre maison, de l’autre côté de la place, à gauche de l’église quand on la regarde. J’ai un gros travail à faire sur les illustrations, mais le texte est terminé depuis longtemps.

      Je prends contact avec vous prochainement par MP.

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