Depuis quelques années, les collectivités territoriales subissent une grave crise financière. Elles doivent simultanément faire face à une baisse soudaine des recettes, notamment fiscales, et se désendetter rapidement… tout en continuant d’assurer un service public de qualité pour satisfaire les électeurs. Dépourvues d’outils d’analyse et d’habitudes de gestion, elles se trouvent désemparées face à cette situation qu’elles n’avaient pas vu venir. Pour ma part, je ne suis pas surpris, puisqu’en entrant dans la fonction publique territoriale il y a vingt ans, j’ai compris en quelques mois que l’administration y allait en courant.
« La Crise »
En effet, dès 1974 les entreprises ont connu de graves difficultés économiques, qui les ont obligé à se transformer radicalement, sous peine de disparaître promptement. Les collectivités, elles, ont continué de dépenser sans compter l’argent du contribuable comme si rien ne s’était passé : elles étaient culturellement occupées à produire toujours plus de service, pour plus de publics, pour le plus grand bénéfice de la popularité de leurs élus. Pour ce faire, elles puisaient à pleines mains dans une ressource fiscale qu’on imaginait éternellement élastique. Et elles compromettaient dangereusement leur avenir en s’endettant lentement, mais sûrement. Jamais habitués à évaluer l’efficacité de l’investissement, les services publics étaient dépourvus d’outils d’analyse. Songez qu’il n’y avait même pas de comptabilité analytique dans les mairies avant la fin des années 90 : l’argent entrait à flot d’un côté, sortait pareillement de l’autre, sans que personne ne regarde où il était investit et s’il y avait un vrai retour sur cet investissement !
En résumé, les collectivités étaient comme le Titanic: il y avait bien un capitaine à bord mais pas de jumelles et on ne faisait jamais de point cartographique… En 2008, elles n’ont donc pas vu venir deux écueils qui allaient tarir leurs ressources : la crise financière et le nouveau calcul de la taxe professionnelle mis en place par Nicolas Sarkozy. Et lorsqu’elle les ont aperçu, il était trop tard pour freiner, à cause de l’inertie des grosses structures technocratiques : entraînés par l’élan volontariste de leur administration et par l’aveuglement de leurs élus, accablées de charges fixes pour des lustres, les collectivités ont heurté ces deux icebergs de plein fouet. Et comme il ne faut surtout pas fâcher les services (majoritairement composés d’électeurs) et les électeurs locaux eux-mêmes, l’orchestre a continué à jouer pendant que le navire prenait l’eau et qu’on mettait discrètement quelques chaloupes à l’eau, pour sauver ce qui peut l’être encore… Seuls quelques élus n’ont pas pu cacher la catastrophe qui s’était abattue sur eux, tant elle était soudaine et colossale : c’est le cas des mairies qui s’étaient lancées dans les fameux « emprunts toxiques », fourgués par des banquiers peu scrupuleux, qui coulent aujourd’hui des jours paisibles dans leurs luxueuses propriétés. Et qui n’ont pas à se soucier de la faillite des services publics : ils se débrouillent très bien tout seuls avec leur fortune personnelle, merci.
Le patrimoine des collectivités territoriales
A l’heure du bilan final de cette coupable impéritie, le temps est venu de comparer le passif (plus de 178 milliards de dette accumulée fin 2017) et l’actif. Pour les politiques et les financiers, ce dernier se résume généralement à la recette fiscale et au concours financier de l’Etat : ce dernier approche 100 milliards d’euros en 2016, en baisse régulière depuis 2008. Il y a certes de quoi éponger la dette, mais il faudrait arrêter d’urgence tout un tas de services publics pour consacrer l’essentiel des ressources au désendettement : impensable! Il faut donc trouver des ressources ailleurs. Or la vraie richesse des collectivités territoriales n’est pas là où elles le pensent. Elle est dans leur patrimoine, dont la valeur estimée, atteindrait actuellement la somme rondelette de 1700 milliards d’euros!
En effet, les collectivités territoriales sont un des principaux propriétaires immobiliers et fonciers de France. Ce patrimoine, elles l’ont constitué au cours des siècles, dès la Révolution Française, où des biens privés ont été « nationalisés ». Jadis l’Etat possédait l’essentiel du patrimoine public, soit directement, soit à travers ses services déconcentrés (les préfectures, les Directions Départementales des eaux, forêts, routes, maritimes, etc…).
Depuis le début des années 80, ce patrimoine a été cédé progressivement aux collectivités territoriales: communes et intercommunalités, départements, régions. Les trois derniers, se sont retrouvés subitement à la tête d’un parc immobilier considérable (notamment les lycées et collèges) alors qu’ils ne possédaient pas grand-chose à l’exception des routes. Ils se sont donc très tôt dotés de services compétents pour gérer ce lourd patrimoine, transmis souvent dans un état de relative obsolescence.
Les communes, elles, ont toujours eu un patrimoine abondant. Sa gestion est donc restée marquée par la tradition séculaire :
- elles achètent beaucoup de biens, notamment dans le cadre de stratégies d’aménagement et les conservent généralement sur de très longues durées.
- Sous la pression incessante de l’électorat, elles multiplient les services publics. Or à chaque nouveau service son nouveau bâtiment, de sorte que le patrimoine s’agrandit sans cesse.
- Ces services publics sont souvent installés au gré des opportunités immobilières, dans des bâtiments parfois peu adaptés à leurs usages.
- Il faut y ajouter les patrimoines généreusement offerts par des administrés dans le cadre de leur succession : des donations parfois exceptionnelles (demeures, parcs, terrains) mais parfois encombrantes, notamment lorsqu’elles s’assortissent de conditions directement issues de l’imagination fertiles des donateurs, qui ne sont pourtant pas des gestionnaires immobiliers avisés…
- La patrimoine des communes est donc particulièrement hétéroclite. Son recensement s’apparente à un inventaire à la Prévert, on y trouve de tout, du pigeonnier au chapiteau de cirque en passant par des fonds commerciaux, des hôtels, des ateliers, garages, usines désaffectées, appartements en copropriété, maisons individuelles, abris souterrains des dernières guerres, etc… Cette hétérogénéité vient compliquer la gestion technique.
- Ce patrimoine est rarement évalué: financièrement, techniquement et juridiquement. De telle sorte que la plupart des mairies (et beaucoup de collectivités plus importantes!) ne savent pas exactement ce qu’elles possèdent, ni sous quel régime (location, propriété, copropriété, autres ?), ni ce que cela vaut vraiment, au fond.
- Faute d’évaluation, aucun choix stratégique immobilier et foncier ne peut être fait en toute connaissance de cause, ce qui a de multiples conséquences.
- A de rares exceptions, ce patrimoine ne fructifie pas: la puissance publique offre ses services (même facultatifs) à très faible prix, voire même souvent gratuitement, pour tous (même les riches!), mais ne loue pas et ne vend jamais.
Evaluer et gérer
Certaines collectivités, ne pouvant plus investir ou s’endetter pour construire, ont trouvé judicieux de privatiser une partie de leur immobilier, en passant par le biais de baux emphytéotiques administratifs. Elles ont loué du foncier ou de l’immobilier à des opérateurs privés, chargés d’y aménager des locaux destinés à un service public, eux-même loués en retour à la collectivité. À travers ce tour de passe-passe digne d’une défiscalisation off-shore, la puissance publique se démet — volontairement et complètement — de ses prérogatives de maître d’ouvrage et de gestionnaire au long cours. Et ceci au profit de grands groupes privés, qui n’ont aucune vraie notion de ce qu’est la gestion d’un patrimoine public, mais qui ont une vue très exacte des profits qu’ils peuvent en tirer. La collectivité s’aliène par conséquent à un unique opérateur, en s’engageant finalement à payer un loyer pendant des décennies, pour un équipement dont elle n’a même pas eu la maîtrise d’ouvrage et dont on ne sait même pas combien coûteront l’exploitation, ni les éventuelles évolutions. Ce qui revient à grever le budget d’une nouvelle charge fixe, aussi sûrement qu’avec un emprunt, mais sans possibilité de renégociation et sans prise sur la gestion immobilière. En résumé, c’est se tirer une balle dans le pied alors qu’on est déjà éclopé.
Au lieu de laisser le privé faire de l’argent sur les nécessités (souvent ingrates, j’en sais quelque chose…) du service public, il conviendrait plutôt de questionner le patrimoine public, pour découvrir ce qui se passe là-dedans depuis des siècles… C’est ce qu’ont fait les entreprises quand elles ont subi « La Crise »: elles ont évalué leur immobilier et fait des choix stratégiques, sur la base de données objectives : techniques, fonctionnelles et comptables.
Pour ce faire, elles ont mis en place une gestion immobilière globale, en restructurant leurs services autour de trois pôles de compétences :
- la gestion stratégique des propriétés immobilières : acheter, vendre, louer, réinvestir. Son objectif devrait être de maintenir la rentabilité de l’investissement immobilier. Cette fonction stratégique, qui s’appelle «asset management» en langage d’école de commerce, n’est pas externalisable.
- la gestion juridique et administrative de ces propriétés (gérance, gestion locative, syndic, etc…). Elle permet de faire fructifier le patrimoine dormant et peut être externalisée auprès de gestionnaires immobiliers spécialisé, qui l’appellent «property management», parce que ça fait plus chic dans les milieux d’affaires…
- la gestion technique de ces propriétés, en gros l’entretien quotidien et récurrent. Les multinationales du service et du BTP sont actuellement en train d’engloutir les artisans du métier, pour exercer elles-mêmes ce «facility management» et accessoirement les asservir au capital…
Ces trois fonctions, si elles sont convenablement gérées et si elles se dotent notamment d’outils de contrôle de gestion, permettent de connaître exactement le coût global de chaque bien immobilier, en investissement ET en fonctionnement. Ce qui permet de faire des choix immobiliers en toute connaissance de cause, de retenir le meilleur rapport investissement / efficacité et donc d’orienter le patrimoine vers plus d’efficience: c’est la gestion active de patrimoine.
L’immobilier vu par l’administration locale
Il serait donc souhaitable que les collectivités se dotent également d’une véritable gestion globale de leur patrimoine. Mais actuellement, dans la plupart des collectivités, les services techniques, la comptabilité et les services aux citoyens sont généralement éclatés dans deux ou trois directions différentes. Pire, ils sont administrées d’un côté par des agents de la filière administrative et de l’autre par des agents de la filière technique. Or ces deux catégories ont traditionnellement des difficultés à se comprendre, voire à se parler, en raison de divergences de points de vues et… d’une animosité aiguisée par des décennies de traitements déséquilibrés ! En effet, les techniques gagnent beaucoup plus que les administratifs, à compétences comparables, par le biais d’un régime indemnitaire beaucoup plus favorable… Enfin ces catégories ne travaillent pas sur le même budget : l’une travaille sur l’investissement, l’autre sur le fonctionnement, la troisième sur les deux.
Résultat: la gestion juridique est généralement confiée à la Direction du Patrimoine… qui ne l’entretient pas ! L’entretien, comme la construction, sont assurés par la Direction des Bâtiments… qui n’y entend pas grand chose à la manière dont on y exécute les services publics. Quant aux services opérationnels, ils déplorent que leurs locaux soient inadaptés à leurs besoins et leurs attentes, quand ils ne les jugent pas mal entretenus.
Dans cette organisation, la Direction des Bâtiments a un avantage de poids sur toutes les autres : elle fait généralement partie de la Direction Générale des Services Techniques, véritable Etat technique dans l’Etat administratif, qui engloutit l’immense majorité du budget d’investissement. Son directeur a donc tendance à décider seul de l’avenir du patrimoine immobilier, en concertation avec la Direction Générale des Services. Il ne consulte la Direction du Patrimoine que lorsqu’il lui arrive de buter sur un problème de statut de l’immeuble ou d’acquisition foncière. Et il daigne prêter une oreille plus ou moins compatissante aux problèmes immobiliers des directions opérationnelles, lorsque leurs directeurs ou leurs élus en sont avertis : à ce niveau-là, on ne se parle qu’entre responsables supérieurs ! On voit donc que les services ne sont pas du tout rassemblés autour du patrimoine, mais se le disputent en fonction d’objectifs liés aux différents métiers.
Pour recentrer les services autour des nécessités du patrimoine, deux organisations sont possibles :
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- la solution à l’ancienne : la direction générale met autoritairement tout le monde sous la même direction adjointe. Le directeur décide, les agents s’exécutent. Ou pas.
- La solution moderne : on crée une fonction immobilière transversale en mode projet, sous la direction du DGS car c’est un projet stratégique, vus les enjeux financiers qu’on a vus plus haut.
Mais sans se lancer dans un projet aussi ambitieux, il est possible d’être déjà plus efficace en adoptant deux attitudes qui se vérifient partout : la polyvalence du patrimoine et sa valorisation.
L’indispensable polyvalence
Le temps passe, les besoins du service public évoluent, notamment en suivant la demande des usagers et des électeurs. L’immobilier territorial doit donc s’adapter. Soit en se renouvelant, soit plus durablement en se recyclant. Sachant qu’en moyenne le gros-oeuvre dure un siècle, le second-oeuvre 50 ans, les équipements techniques 30 ans, il faut investir en tenant compte :
- de la vitesse d’obsolescence du bâti ;
- de la durée présumée du service mis en place ;
- de la vitesse à laquelle ce service évoluera dans son organisation.
Donc tout n’est pas forcément à réaliser de manière pérenne ! Cependant ce qui est construit pour une certaine durée, doit effectivement fonctionner pendant le temps déterminé, ce qui implique de cibler très précisément le niveau de fiabilité attendue.
Par exemple, on sait bien que les classes des écoles datant de Jules Ferry font encore très bien l’affaire au niveau du gros-oeuvre, même plus d’un siècle après leur construction. En revanche, le second-oeuvre et les équipements techniques ont depuis longtemps dû être renouvelés, plusieurs fois, simplement parce qu’ils étaient usés ou plus aux normes. Les plans des classes, couloirs et escaliers restent globalement satisfaisants, mais tout ce qui existe autour a dû être complètement repensé et très largement étendu, pour s’adapter aux exigences inflationnistes du « périscolaire ». A cet égard, la réforme des rythmes scolaires entraînera fatalement une nouvelle inflation immobilière si l’on n’y prend pas garde ! Les classes doivent donc être construites « en dur », simplement et faites pour durer TRES longtemps. Tout le contraire des classes préfabriquées, dont se dotent communes et départements, chaque fois qu’ils sont dépassés par la réalité des effectifs scolaires. Tout le reste des établissements doit être agrandissable, modulable mais aussi recyclable, rapidement et à moindre frais.
Valoriser le potentiel foncier et immobilier
D’autres collectivités possèdent des « pépites » dans leur patrimoine, sans le savoir. La connaissance du patrimoine par les collectivités territoriales est souvent très faible, comme le dénonçait un rapport récent de la Cour des Comptes. Sa valorisation est généralement insuffisamment fondée, et la plupart du temps, il aurait bien besoin d’une revue en profondeur. C’est ce que l’Etat a fait avec le sien, via France Domaine : une entreprise de longue haleine, là aussi, mais qui a permis de « valoriser des actifs ». Il est par exemple difficile de faire céder à la Banque de France ses magnifiques agences en Régions, luxueux immeubles du 19ème siècle, destinés à exhiber la richesse — passée — du pays. Ils sont pourtant profondément inadaptés au travail des agents d’aujourd’hui, qui seraient mieux logés dans des « bureaux en blanc », modulables au gré de l’évolution des politiques. Il en va de même pour beaucoup de biens détenus par les mairies, produits d’une histoire, souvent inadaptés aux besoin d’un service public moderne en pleine évolution, car trop petits et limités dans leur modularité. Ces bâtiments, souvent fort bien placés, pourraient être cédés (ou loués) à bon prix, et les services regroupés dans des bâtiments mieux adaptés, afin de faire baisser le coût du service public. Et au passage, accroître la transversalité dans le fonctionnement des services en les installant dans un même lieu.
Transformer la nécessité de l’entretien en opportunité économique
Comme on l’a vu plus haut, il est nécessaire d’évaluer pour faire des choix stratégiques concernant les actifs. Une fois qu’on en a fait le tri, ce qui sont conservés doivent être entretenus au quotidien, réparés chaque fois que nécessaire, rénovés régulièrement, et mis à jour en fonction des évolutions du service public. Ce travail est indispensable pour maintenir au bâti sa fonction d’accueil des services publics, mais aussi sa valeur immobilière. D’un manque d’entretien, ou pire, de réparation, découle immédiatement une perte de valeur, toujours largement supérieure à la valeur des travaux qui n’ont pas été entrepris. Les amateurs d’émissions de déco savent bien que pour un simple appartement, un coup de peinture suffit souvent à faire vendre le bien nettement plus cher ! Il ne faut pas négliger non plus l’impact d’un immobilier bien entretenu sur l’image que les contribuables se font du service public local. C’est moins spectaculaire qu’un équipement flambant neuf, mais c’est ancré plus profondément dans la conscience des électeurs lorsqu’ils fréquentent régulièrement une bibliothèque ou une école bien tenue. Il faut donc entretenir, et sur une très longue durée… parfois même pour l’éternité (comme pour les églises) : on doit les gérer avec une optique durable. Pour cela, on sait que la gestion préventive est plus économe que des travaux curatifs : ça coûte moins cher d’entretenir que de réparer ce qui a cédé car dans ce cas, on doit aussi réparer les conséquences de l’accident !
C’est cyclique à cause des élections, mais en 2013 ça représentait 58 milliards d’euros et pratiquement 60% de l’investissement public. En 2014, les collectivités locales bretonnes ont par exemple dépensé pratiquement 2 milliards d’euros pour leur voirie et leurs bâtiments ! Cela représente un énorme volant d’activité pour les entreprises locales. En effet, le bâtiment étant une industrie lourde, elle n’est pas délocalisable. La plupart des équipements sont produits en France, les matériaux viennent aussi pour la plupart de France, seul le matériel est produit un peu partout dans le monde, mais son poids financier est nettement inférieur à celui des matériaux et équipements. A l’heure où l’absence de volonté politique obère gravement toute visibilité économique à long terme, ce qui pénalise les entreprises dans leurs investissement et l’embauche de travailleurs en CDI, l’évidence de l’entretien du patrimoine immobilier et la relative visibilité dont les collectivité disposent sur leur budget, représente une opportunité indéniable. Repeindre un groupe scolaire coûte des centaines de milliers d’euros : c’est cher, mais payé à crédit et comparé à l’activité que cela représente localement, ce n’est peut-être pas si coûteux.