Dans les années 60, la France comprend qu’elle possède un atout touristique de taille : son littoral ensoleillé et ses montagnes enneigées. En l’exploitant elle peut en tirer d’énormes ressources, en attirant la clientèle étrangère et en retenant les vacanciers français de la nouvelle « société des loisirs », plutôt enclins jusque là à profiter des plages espagnoles et des stations de sport d’hiver étrangères. De plus, le développement du tourisme balnéaire et montagnard permet de stopper l’exode rural en fixant les populations autochtones qui ne trouvent plus à s’occuper dans l’agriculture, l’élevage ou les industries plus ou moins lourdes implantées en vallée. C’est dans cette optique que va être lancé le Plan Neige, dès 1964.
Le Plan Neige
Un rapport de la Commission du Tourisme prévoit en 1957 20% de croissance du nombre de skieurs par an, une étude de 1960 annonce le doublement du nombre de skieurs tous les 6 ans et les études de marché de la fin des années 60 ambitionnent 10% de croissance du ski par an. En fait, le nombre de skieurs sera multiplié par 4 en 20 ans, pour atteindre son maximum en 1983 et décroître ensuite jusqu’à aujourd’hui. Pour les accueillir, l’État voit très grand : il envisage de faire construire 10.000 « lits » pour le IVème plan (1962/66), 55.000 pour le Vème (1965/70), 150.000 pour le VIème (1971/75) et encore 360.000 jusqu’en 1980 ! Soit un total de 575.000, répartis sur des dizaines de stations nouvelles, l’équivalent d’une capitale régionale, dans des endroits où il n’y avait quasiment personne jusque là, je le rappelle ! Comme le nombre de skieurs attendu ne sera jamais atteint, tout ne sera pas construit… heureusement !
Le principe d’aménagement des stations de sports d’hiver s’appuie d’une part sur l’expérience de Courchevel, et d’autre part sur les études menées pendant la guerre par le gouvernement de Vichy et en captivité par Maurice Michaud et Laurent Chappis (voir : La montagne pour tous – Épisode 1 : à la conquête de l’alpage). Le Plan Neige doit « déterminer un concept de stations d’altitude très fonctionnelles, au service du ski, fondées sur un urbanisme vertical, initier un partenariat unique auprès des collectivités et faire émerger une nouvelle génération de stations très performantes, susceptibles d’attirer les devises étrangères ». L’objectif urbanistique, architectural et financier est clair d’emblée.
La technocratie jacobine ou la République des ingénieurs
Dans la seconde moitié du XXème siècle, l’avenir du pays n’était pas dirigé par les « lois » du Marché, dans une vison financière à court terme. En ce temps-là, les politiques à la tête de l’Etat avaient en effet une vraie vision du pays, fondée sur une logique d’essor puissant, après la dévastation des deux guerres mondiales. Elle guidait leurs choix et se traduisait très concrètement dans les territoires par la mise en place des moyens nécessaires à la création de l’activité économique, avec la force et sur la durée nécessaire à un tel bouleversement : au moins un septennat. Ce volontarisme est à rebours du libéralisme actuel, où l’État laisse aux entreprises et aux dizaines de milliers de collectivités locales, le soin de s’organiser comme elles le souhaitent pour créer de l’activité.
La puissance de la DDE à l’œuvre : le déneigement annuel du col du Galibier, au-dessus de la station de Serre-Chevalier, qui permet de relier directement la station de Valloire, sans passer par l’Italie.
Pour concrétiser ses ambitions, l’État disposait de puissants services déconcentrés dans les régions et les départements, dont ceux du Ministère de l’Équipement, composé d’ingénieurs et de techniciens, issus notamment du grand corps des Pont-et-Chaussés. Ceux-ci ont d’abord présidé à la reconstruction de la France, après les désastres de la guerre : au sein du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, ils avaient la haute main sur l’aménagement et l’équipement de la France. Et ils la garderont jusqu’à ce que Nicolas Sarkozy, actant l’incapacité de le réformer, démantèle totalement leur bras armé : les DDE, services déconcentrés du Ministère de l’Équipement dans les départements, qui constituaient la plus grande organisation de travaux publics au monde. Des centaines de milliers d’agents ont été priés d’aller voir ailleurs, ou mutés sans ménagements dans les Conseils départementaux ou d’autres services publics… De ce grand corps et de ses administrations, sont pourtant issus beaucoup de ceux qui ont fait de la France l’une des superpuissances du BTP. De tout cela, il ne reste plus rien, puisque le Ministère de l’Équipement a été rayé de la carte : tout cela a été laissé aux mains du Marché et aux pouvoirs locaux. Évidemment, personne n’en a parlé à l’époque et les citoyens n’en ont rien su. De la même manière, la DATAR, qui présidait à l’aménagement des territoires à l’échelle de la France, a disparu.
La montagne urbanisée comme une banlieue
L’aménagement des alpages pour la pratique du ski a été planifié puis mis en œuvre par l’État de la même manière que le logement du plus grand nombre : comme les nouveaux quartiers d’habitat social (Grands Ensembles et les ZUP), édifiés au même moment, les stations de sports d’hiver seront réalisées avec les mêmes outils, les mêmes méthodes et supervisées par les mêmes hommes !
Comme pour les Grands Ensembles et ZUP, l’implantation est décidée depuis le Ministère de l’Equipement à Paris et mis en œuvre par ses services déconcentrés en Région. Dans les Alpes, les projets sont pilotés par le Service d’Etudes et d’Aménagement Touristique de la Montagne (SEATM). A sa tête, Maurice Michaud tire les conclusions de Courchevel, mais aussi d’autres opérations moins réussies : il faut maîtriser le foncier, et déléguer tout l’opérationnel à un promoteur unique, sélectionné par l’État, pour aménager, construire, exploiter et animer le domaine. Les stations de sports d’hiver sont dites « intégrées » parce qu’un seul opérateur réalise la totalité de l’opération : conception (souvent par un seul architecte), construction, commercialisation, puis gestion locative et technique. Le projet retenu est subventionné à l’aide de prêts bonifiés de l’État, comme pour le logement social, ce qui est une manière de garantir la dette contractée par l’opérateur retenu, en l’adossant à la fiabilité indéfectible de la France.
Le processus urbanistique est le même que pour les quartiers d’habitat social : plusieurs aires d’intervention ont été identifiées sur une carte. Ici ce sont les futurs domaines skiables, repérés avant-guerre et pendant la guerre par le gouvernement de Vichy. Ces aires n’ont rien à voir avec la vie des territoires locaux, ni avec leur histoire : elle relèvent d’une logique toute autre, celle de l’aménagement à grande échelle de domaines skiables. De la même manière, la logique des Grands Ensembles ou des ZUP relevait de l’urbanisme à l’échelle locale, du peuplement ou de la disponibilité du foncier.
L’instrument foncier était le même : l’État achetait toutes les terres vendables aux agriculteurs et éleveurs, aussi discrètement que possible, sans dévoiler son projet, pour éviter toute spéculation. En effet, les alpages étaient à la fois privés (héritages d’éleveurs) et publics (pâturages communaux). Les ventes se faisaient par conséquent à très bas prix, puisqu’il s’agit de terres agricoles, dont la valeur est très faible car leur rendement est mince, vu qu’il est essentiellement vivrier. Puis l’État « sortait du bois » avec son projet de station et expropriait impitoyablement et en masse les terrains restants, pour cause d’utilité publique. Comme un seul service décidait de tout, le SEATM devait produire beaucoup et très vite, ce qui a conduit inévitablement à industrialiser la production et par conséquent à un rendu uniforme et parfois médiocre, qui rappelle les banlieues.
En résumé, comme les Grands Ensembles et les ZUP, les stations de sports d’hiver sont décidés autoritairement par l’État, parachutées sur le territoire par des experts (qui raisonnent à distance sur des cartes, au mépris parfois des paysages et des peuplements existants), puis réalisées et enfin exploitées par des opérateurs privés. La commune se retrouve par conséquent éjectée de son territoire, qui est entièrement privatisé : plus de politique, rien que du sport et de la rentabilité !
L’État face aux montagnards
Il convient de rappeler ici qu’à l’époque, L’État jacobin et ses services déconcentrés dans les territoires sont tout-puissants. Le suffrage universel fait office de blanc-seing, la concertation n’existe pas : le peuple est mis devant le fait accompli de décisions prises à Paris par les Ministères de l’Équipement et de l’Aménagement du Territoire. Ce processus technocratique engendre une violence institutionnelle qui laissera des traces durable dans ces territoires. Les populations locales sont partagées : les progressistes y voient l’occasion inespérée de sortir les vallées de leur pauvreté, mais aussi de leur isolement culturel et humain. Pour comprendre comme la vie y était rude, il suffit de lire des témoignages littéraires, au premier plan desquels je vous recommande Une soupe aux herbes sauvages, un grand succès des années 70 et 80.
Extrait de l’excellente émission de France 3 Rhône-Alpes « Chronique d’en haut », consacrée au traumatisme de la construction du barrage de Tignes
Au contraire, les traditionalistes s’opposent violemment à ce que les terres d’alpages, privées ou communes, soient accaparés par des « étrangers » pour les transfigurer, voire les bétonner, alors qu’ils s’en sont servis pendant des générations pour faire paître leurs troupeaux à la belle saison. Et Dieu sait si la tradition est un des fondements essentiels dans ces régions alpines ! La population locale ressent cette dépossession comme une triple perte, agricole, patrimoniale et culturelle. D’où des jacqueries, comme celles qu’on a pu voir à la même époque lors des remembrements autoritaires des terroirs traditionnels par les Directions Départementales de l’Agriculture, aussi puissantes et brutales que l’Équipement. C’est l’État contre les paysans, le pot de fer contre le pot de terre : devinez qui gagnait à chaque fois, ou presque ?
Les principales réalisations et leurs célèbres architectes
Le Plan Neige a été l’occasion pour toute une génération de promoteurs, d’architectes, d’urbanistes et d’aménageurs de domaines skiables, d’exprimer leurs talents. Si certains n’ont vraiment pas été à la hauteur des enjeux, comme des sites qui leur étaient offerts sur un plateau par l’État (au détriment des autochtones), d’autres se sont révélés dans ces contextes si atypiques, certains ont même emporté l’adhésion locale et déniché des talents sur place ! Ce qui nous permet aujourd’hui de passer nos vacances montagnardes dans de véritables créations artistiques, qui n’ont rien à envier aux villages que les siècles nous ont légués en vallée. Ce patrimoine méconnu est encore sous-estimé du grand public, malgré une reconnaissance officielle récente. Voici la liste des principales stations issues du Plan Neige, classées par ordre chronologique. Pour les plus réussies j’ai ajouté une photo et des détails, mais je vous écrirait des articles sur chacune plus tard !
1959 : Chamrousse
1960 : La Rosière
1962 : Orcière-Merlette, Vars et La Plagne (centre station)
1966 : Le Corbier
1968 : Pra-Loup
1970 : Les Orres
1971 : Risoul et Puy-Saint-Vincent
1972 : Val-Thorens, La Norma et Isola 2000
1974 : La Plagne – Bellecôte
Et bien d’autres encore…
Bilan (provisoire)
La construction des stations du Plan Neige apportera la prospérité aux territoires concernés, mais aussi l’ouverture culturelle par un effet de brassage social. Comme bien d’autres grands projets d’État (l’électricité nucléaire, le TGV, l’industrie aéronautique, etc…) ce plan est un succès qui distingue la France dans le monde. Il est entièrement dû à la technostructure qui l’a imposé : ce sont les mêmes qui ont construit en même temps, à marche forcée, les grandes opérations de logements collectif et l’équipement de loisirs de la côté méditerranéenne et des Alpes. Même ingénierie, mêmes résultats et même fin : si la « crise des banlieues » est arrivée dès les années 70, celle des stations balnéaires issues du Plan Bleu, puis des stations de sports d’hiver du Plan Neige sont arrivées plus tard. Néanmoins, c’est le même président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui y a mis un coup d’arrêt dès son arrivée au pouvoir. Ce grand amateur de ski a prononcé à Vallouise, sur les terres-même du livre La soupe aux herbes sauvage, à quelques kilomètres de la station de ski de Serre-Chevalier, un discours qui a marqué le changement d’époque : il s’agissait désormais de protéger les paysages montagnards au lieu de les aménager pour le tourisme.
A l’heure du bilan, il reste un immense patrimoine architectural, dont la production ex-nihilo et « en un seul coup », comme les Grands Ensembles et les ZUP, a souvent les mêmes défauts : urbanisme déconnecté du site, pauvreté architecturale pour certaines stations, problèmes d’échelle, défaut de vitalité propre à cause d’un peuplement artificiel, typification des cellules entraînant la typification du peuplement, absence de mixité et même de vision sociale, gestion locative court-termiste entièrement soumise aux lois du marché immobilier, etc… Néanmoins, comme ce patrimoine est lié aux loisirs, sa clientèle entretient avec lui un lien affectif. De plus, certaines réalisation sont d’une qualité tellement élevée qu’elle justifie désormais une protection particulière, qu’on ne retrouvera pas, hélas, dans le champs du logement collectif social, dont le patrimoine a bien souvent été ravagé par des rénovations successives et même des destructions massives. Mais ceci fera l’objet d’autres articles…