Les sports d’hiver pour le plus grand nombre sont devenus depuis les années 80 une offre touristique banale, mais qui repose au fond sur une série de paradoxes essentiels et constitue pour moi une utopie réalisée.
Qu’est-ce qu’une utopie ?
Pour bien comprendre ce que je vais expliquer ici, il faut avoir à l’esprit le véritable sens du mot utopie : étymologiquement, le terme se compose du préfixe privatif grec U et du nom grec TOPOS qui désigne le lieu. L’utopie est donc à l’origine ce qui n’a pas de lieu. Or, avec le temps, l’adjectif utopique a pris une connotation négative, puisque dans le langage commun, il désigne aujourd’hui ce qui est impossible. Mais à l’origine ce n’était pas le cas, les fictions artistiques en sont la parfaite illustration : Star Wars ne se situe pas dans un lieu (ni un temps) réel, il se situe ailleurs. Pourtant l’histoire existe bien, elle a même été mise en images. Star Wars est donc une utopie, et plus précisément une uchronie : l’histoire se passe dans un temps qui n’est pas encore advenu. Mais dont on ne peut pas certifier qu’il n’adviendra pas un jour !
Comme pour les stations balnéaires, construites de toutes pièces en un lieu précédemment désert, et dont je vous parlerai dans un prochain article, la station de sports d’hiver est une utopie concrétisée, dont je vais vous révéler les différents paradoxes.
Pour développer et illustrer ce concept d’utopie, je vous recommande d’écouter cette interview de Michel Foucault, qui explique ici brillamment et de manière très accessible sa théorie des hétérotopies, c’est à dire les lieux qui sortent complètement du champ des espaces habituels, dans lesquels nous évoluons quotidiennement. L’émission datant de 1966, les stations de sport d’hiver n’étaient pas encore sorties de terre, mais Foucault avait déjà vu dans les villages de vacances du Club Med une certaine forme d’hétérotopie. Dès 1960, le sociologue Henri Raymond avait qualifié d’utopie concrète le village de vacances de Palimuro en Italie (futur Club Méditerranée).
Le temps des vacances
La station de sports d’hiver n’est pas une ville ordinaire, dont les citadins vivent et travaillent sur place à longueur d’année. C’est une cité artificiellement repeuplée et dépeuplée quasiment chaque semaine. Seuls quelques rares habitants y résident à l’année, la plupart pour faire vivre la cité. Une fois la saison terminée, la station se vide définitivement de ses touristes et même de ses saisonniers, pour devenir une ville quasiment morte. Et renaître de ses cendre, tel le Phénix, à la saison suivante. Le temps de cette cité est en quelque sorte un condensé de celui d’une ville ordinaire. C’est pour moi une sorte d’uchronie, un temps particulier en dehors du quotidien, avec ses rythmes spécifiques.
Au passage, on admirera l’enthousiasme communicatif de ses saisonniers, qui arrivent à refaire cité (au sens grec du terme) chaque semaine avec des centaines de gens débarqués de partout, tels des réfugiés, pardon des migrants en novlangue… Et chaque fin de semaine, les saisonniers doivent dire adieu à leurs touristes, juste après les avoir rencontrés ! Certains, séduits, reviendront souvent : je vous assure par expérience qu’ils seront quasiment adoptés par les locaux, presque comme des autochtones.
Le voyage
La plupart des stations de sports d’hiver sont accessibles en auto, par des routes construites exprès, au terme de travaux souvent très coûteux, voire techniquement complexes. Leur l’entretien est une corvée qui ressemble au rocher de Sisyphe : déneiger tout l’hiver, réparer chaque été. Face à ces difficultés techniques, certaines stations ont fait le choix délibéré d’un mode d’accès radicalement différent. Ce qui n’est à l’origine que la réponse à une contrainte technique devient en fait le vecteur d’une transition symbolique : dans les utopies, le temps du voyage est un moyen pour passer de la réalité quotidienne et l’utopie. Et pour aller de l’une à l’autre, le meilleur moyen est généralement le plus inattendu, ce qu’on retrouve dans les utopies littéraires ou cinématographiques, comme par exemple la DeLorean DMC 12 de Retour vers le Futur. Ainsi, certaines stations on fait le choix de modalités d’accès atypiques, qui les ancre dans l’utopie.
Avoriaz, par exemple, n’a longtemps été accessible qu’en téléphérique. La station étant exclusivement piétonne, l’accès par la route se fait désormais via un énorme embarcadère / débarcadère couvert. Le touriste est ensuite invité à emprunter… un traîneau, aujourd’hui tiré par des chevaux, mais à l’origine par des… rennes ! Il se retrouve manifestement projeté au pays du Père Noël, avec tous ses paquets dans son traîneau.
Pour accéder aux Arcs, vous pouvez emprunter la route, mais je vous conseille plutôt le spectaculaire funiculaire installé à l’occasion des JO d’Albertville, qui vous cueille sur au bout du quai du TGV en vallée et vous envole par dessus les sapins pour vous déposer au cœur d’Arc 1600, au pied des pistes.
Ce n’est là que la concrétisation d’un autre projet conçu par la montagnarde Charlotte Perriand dans le cadre du concours pour l’aménagement d’une station de sports d’hiver dans la Vallée des Belleville : un train panoramique sur viaduc, sans contrainte de déneigement. Hélas son futuriste projet a été rejeté au profit d’une médiocre réalisation d’un architecte n’ayant jamais chaussé de skis de sa vie. L’accès aux Menuires se fait aujourd’hui par une simple route, débouchant sur des arrière-cours peu avenantes…
La vie en station
Comme je vous l’ai déjà expliqué dans les précédents articles, avant les touristes skieurs de la seconde moitié du XXème siècle, les hommes n’ont jamais vécu à une telle altitude en plein hiver, perdus au milieu des champs de neige, à des températures si basses. Jusqu’à ce que la puissance de la technocratie permette de créer ex-nihilo ces cités de loisirs en altitude, les alpages n’étaient fréquentables qu’à partir du printemps et jusqu’à l’automne, par de courageux alpagistes : des bergers qui menaient leurs troupeaux en altitude, paître une herbe plus grasse et plus variée, pour faire un meilleur lait et plus de fromage, dans le but de subsister en hiver. A l’automne, ils abandonnaient leurs modestes abris pour redescendre en vallée dans leur chalet, où ils passaient l’hiver en se demandant si leur maison d’alpage serait encore là au printemps suivant…
Il faut quand même une certaine dose de folie, non seulement pour imaginer séjourner en hiver sur des plateaux envahis de neige et ventés, par des températures de congélateur, mais surtout pour se doter des moyens nécessaires à une telle subsistance. Vivre et skier en moyenne, voire haute montagne, nécessite des techniques et une dépense énergétique hors du commun, qui ne se mobilisent pas facilement, surtout lorsque les accès sont difficiles. Le récit de la construction d’Avoriaz et à cet égard exemplaire : les conditions météo avant la construction des immeubles étaient dantesques, à cause des chutes de neige brutales et impressionnantes et aussi à cause du vent sur le plateau. Aujourd’hui il est très agréable de se promener à pied, en skis ou en traîneaux au centre d’Avoriaz, quelle que soit la météo ! D’une impossibilité physiologique on est passé à une évidence touristique, ce qui est bien la marque d’une utopie concrétisée.
L’après-ski
Non seulement le skieur vit en haute altitude, mais en plus de s’adonner aux joies des sports d’hiver, il y fait des choses impensables auparavant dans ce genre d’endroit. Ses activités de loisirs habituelles, transportées dans un contexte très inhabituel et même inhospitalier, constituent une forme d’utopie particulière : l’ectopie (du grec EK : hors et TOPOS : lieu). En moyenne, voire en haute montagne, loin des villes, dans une température inférieure à zéro degrés, voire dans un igloo Lapon comme à Avoriaz, on boit des verres en assistant à des concerts, on danse comme si on était en plaine. Certains établissements montagnards invitent même à le faire au bord des pistes, quitte à redescendre les skieurs jusqu’en station, au mieux par les remontées mécaniques pour les plus éméchés, au pire en ski à la lueur de flambeaux… (La Folie Douce à Val d’Isère, Méribel, Val-Thorens, Les Arcs, Megève, l’Alpe d’Huez, Avoriaz et Chamonix ou L’Arpette aux Arcs). On peut aussi couramment barboter quasiment nu dans des bains très chauds, en extérieur, alors qu’il neige sur vous ! Toutes ces activités, relativement courantes ailleurs, prennent ici une saveur particulière : c’est le principe de l’après-ski, un concept forgé de toutes pièces.
Pour ma part, je suis absolument fan de cette sorte d’utopie, car il s’avère que sorti de son milieu et de ses habitudes, le touriste perd sa retenue, devient beaucoup plus convivial et joyeux, donc très fréquentable ! Contrairement aux soirées en ville, les animations montagnardes mélangent encore les catégories sociales, car elles restent abordables. De plus, il n’y a pas d’espace VIP, faute de place d’une part et de plus en plus faute de diversité sociale, hélas : seuls 10% des Français peuvent se payer des sports d’hiver… C’est une forme d’utopie particulière là aussi : l’ustratie, l’utopie sociale.
La montagne pour tous, vraiment
Ce concept d’ustratie (c’est à dire une utopie sans classes sociales) était pourtant fondamental dans le Plan Neige des années 70/80, car c’était l’œuvre de politiques très marqués par les idées sociales de l’après-guerre, issues du Conseil National de la Résistance. Le Plan aurait pu réserver la montagne à une élite fortunée, comme au début du XXème siècle, mais le choix qui a été fait en haut lieu, c’était de développer le tourisme pour le plus grand nombre, dans la lignée de ce qui avait commencé avant-guerre avec les congés payés. C’est un choix politique fort, cohérent avec l’Egalité, entendue au sens d’équité, si chère aux Français et qui a guidé l’organisation de la France depuis le début du siècle, et surtout après la Guerre. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’il ait été essentiellement porté en montagne par des politiques de droite… La disparition du skieur populaire n’est qu’une version de la ségrégation sociale à l’œuvre notamment dans les zone touristiques les plus prisées : là aussi, le Marché dicte sa loi de l’offre et de la demande…
Dans un prochain article, je vous montrerai comment ces utopies ont été mises en forme dans l’urbanisme des stations de sports d’hiver, donnant l’occasion aux architectes d’expérimenter certains de leurs phantasmes les plus fous !
Je me dois de rendre hommage ici à Nelly Robinet, philosophe, qui m’a initié à cette notion d’utopie. J’ai eu la chance de participer à un séminaire sur les utopies, intitulé « La Cité Idéale » qu’elle a tenu en 1994, dans le cadre de la préfiguration de la technopole de Nantes.
Intrigué par le sujet, je me suis rendu à la première conférence de présentation et j’ai tellement accroché que j’ai suivi les douze autres. A l’époque, l’utopie était un genre dévalorisé, le terme lui-même avait acquis une forte connotation négative, dans une époque très matérialiste. Le séminaire se tenait à Sup de Co Nantes, ce qui n’était pas le moindre des paradoxes ! Nous avons commencé en amphi et fini à trois…
Comme souvent, j’étais bien loin de me douter de ce que ma curiosité m’avait fait chercher dans ce séminaire et ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé que le fondement de l’utopie (l’improbable alliance des contraires) est essentiel pour moi.