La montagne pour tous – 4ème épisode : l’esthétique de « l’Utopie des neiges »

Comme les Grands Ensembles et les ZUP à la même époque, le Plan Neige des années 60 à 70 a offert aux architectes l’opportunité de concevoir en terrain relativement vierge, avec des contraintes réglementaires faibles et une maîtrise d’ouvrage volontariste. C’était l’occasion idéale pour concrétiser enfin les théories holistiques imaginées depuis des siècles pour des cités nouvelles. L’objectif des commanditaires était, comme pour le Plan Bleu, de dépayser le touriste, or les idées en vogue  à l’époque étaient particulièrement originales, excentriques, voire carrément fumeuses… Ainsi, l’utopie des neiges a engendré sa propre esthétique, dont voici quelques exemples plus ou moins réjouissants, que j’ai sélectionnés pour vous en descendant les pistes !

Le spectaculaire porte-à-faux de l’hôtel Le Flaine, dans la station éponyme, œuvre de l’architecte américain Marcel Breuer, ancien du Bauhaus. J’ai passé une semaine dans l’une de ses immenses chambres perchées au-dessus du vide, à la hauteur des cimes des sapin. Résultat : je n’ai jamais eu autant le vertige sur les pistes ! En revanche, je vous recommande la terrasse panoramique pour le café ou l’apéro. © Bernard Ligen

L’ectopie, c’est à dire l’architecture contemporaine de la vallée (tours et barres) transplantée mille mètres plus haut dans les alpages. Pour le meilleur (Flaine, de l’architecte international Marcel Breuer) ou le pire (Tignes, Les Menuires).

Tignes Val Claret : les tignards ont perdu leur village traditionnel dans les années 60, ruiné puis noyé dans les eaux du barrage du Chevril. A ce crime technocratique s’est ajouté le parachutage d’un grand ensemble de la pire espère sur leur alpage grandiose, au pied de la Grande Casse, point culminant du massif de la Vanoise : consternant. Heureusement, vu des pistes comme vécu de l’intérieur, c’est nettement plus sympathique, et c’est tant mieux, car à cette altitude l’environnement peut rapidement devenir inhospitalier, quand les conditions météo se dégradent franchement.

Le néo-régionalisme : les méga-chalets sont la forme la plus courante et la plus appréciée de détournement de l’architecture traditionnelle montagnarde. Dans sa version la plus soignée, c’est le fruit d’une évolution progressive par augmentation de la taille, en partant du célèbre « chalet du skieur » élaboré dans l’entre-deux guerres, pour une bourgeoisie sportive, par l’architecte mégevan Henri-Jacques Le Même.

Projet de chalet pour la princesse de Bourbon à Megève, Henry-Jacques Le Même, architecte, 1928. Rusticité et sophistication aristocratique, déjà une utopie en soi… © Archives départementales de la Haute-Savoie.

 

Le méga-chalet est généralement un immeuble de logements collectifs en forme de plot (c’est à dire sur plan approximativement carré), comme il y en a des milliers en France, mais travesti en chalet grâce à un toit en bâtière (parfois couvert de lauzes), un soubassement en maçonnerie de pierre locale et des étages habillés de bois. Ici un exemple caractéristique et plutôt soigné, à Méribel Altiport © FACIM

Le pastiche : conspué par les architectes contemporains du XXème siècle, pour qui l’ornement était un crime (depuis le célèbre article d’Adolf Loos), le pastiche, mensonge architectural très prisé des promoteurs, atteint parfois le niveau du crime parfait.

Les Fermes de Marie : dans ce décor réinventé d’un goût exquis, plus vrai que le Hameau de la Reine à Versailles, des touristes très fortunés peuvent se prendre pour les Marie-Antoinette des alpages… Il faut rendre grâce à la famille Sibuet d’avoir créé cette délicieuse ustratie, en démontant des chalets pièces par pièces et de ses propres mains, pour les remonter à Megève, créant un style apparemment authentique, qui a fait école partout dans les Alpes.

L’éclectisme alpin, variante 21ème siècle de l’éclectisme balnéaire du 19ème siècle, c’est à dire la synthèse de styles piochés dans les pays alpins, pas forcément français. Présenté comme traditionnel, alors qu’il ne relève d’aucune tradition locale, c’est le produit d’un assemblage savant, parfois même artistique. Là aussi, le meilleur côtoie le pire, selon le niveau culturel ou le cynisme du promoteur. Pour un Valmorel ou Arcs 1950 néo-vernaculaires et plutôt inspirés, combien d’énormes chalets disproportionnés, loués à prix d’or à une clientèle internationale en quête de (pseudo) authenticité ? Mes confrères vouent ce style aux gémonies, pour moi il a plutôt à voir avec le baroque, car il parle d’abord aux sens. Avec plus ou moins de délicatesse, de sincérité ou d’arrières pensées mercantiles…

Comme l’éclectisme des villas de plaisance du XIXème siècle et du début du XXème siècle, l’éclectisme alpin du XXIème siècle s’élabore à partir d’un petit catalogue de matériaux, formes et couleurs, assemblés selon une combinatoire infinie. Du gros bois brut et artificiellement vieilli, de la pierre, des petites fenêtres à petits carreaux comme dans les chalets suisses et à l’intérieur de la fourrure, du gros coton écru avec des broderies rouges, de la porcelaine dans les mêmes teintes, encore du gros bois brut vieilli, de la pierre et quelques objets d’art contemporains sophistiqués pour pimenter le tout par contraste. Suivant le designer, c’est très dépouillé façon architecture contemporaine, ou surchargé comme un chalet suisse, mais sans les géraniums ! A voir le succès des architectures pittoresques aux yeux du touriste, on se dit que l’éclectisme montagnard a paradoxalement l’avenir devant lui !

L’éclectisme montagnard de Valmorel, post-moderne bien avant l’heure. Un délicieux petit bourg complètement artificiel mais très pittoresque, construit avec beaucoup de goût, des proportions justes et des matériaux de qualité. L’énorme programme de logements et de commerces a été fractionné en une multitude de petits bâtiments qui s’étagent sur l’alpage. Le style uniforme des quartiers de logements devient plus hétérogène le long de la rue centrale piétonne. Mais grâce à une relative unité de matériaux, formes et une palette réduite, l’ensemble reste très cohérent.

L’innovation esthétique en mode design : à contexte atypique, architecture atypique. De nombreux exemples existent, qui ne ressemblent à rien de connu par ailleurs, même s’ils constituent heureusement l’exception de chaque station. Il s’agit toujours d’un parti-pris architectural audacieux, sous-tendu par un choix fonctionnel et une prise de position face au contexte paysager.

Aux Arcs 1600, l’architecte-designer-skieuse-alpiniste Charlotte Perriand décide de décaler légèrement les étages les uns par rapport aux autres, de manière à permettre un meilleur ensoleillement des terrasses côté domaine skiable (voir en couverture du blog). Le résultat de l’autre côté est un spectaculaire contrefruit, qui protège le cheminement en pied d’immeuble d’un enneigement excessif et supprime de facto la corvée de déneigement quotidien ! © Bernard Ligen

A Courchevel 1850, l’architecte Denys Pradelle respecte le cahier des charges initial de la station (toit à simple pente, nombre d’étages réduit), mais pour profiter d’une meilleure orientation, tourne dans la pente le Chalet Lang, initialement conçu comme une maison de plain-pied. La partie qui se retrouve dans le vide est simplement soutenue par deux poteaux biais, qui lui vaut le surnom de « chalet à pattes » ! Ce chalet, resté intact avec son mobilier, a été malheureusement démonté et vendu aux enchères © parcoursinventaire.rhonealpes.fr

Ce chalet de Val d’Isère, sous ses allures très « sixties » n’est rien d’autre que le retournement conceptuel d’un chalet traditionnel, ce qui lui donne tout son sens dans son contexte de village. Le toit a deux pentes, mais inversées. Le soubassement est en pierre et l’élévation en bois, mais avec des proportions inversées, ce qui crée une impression de lévitation, au lieu d’un ancrage rassurant dans le sol. Cette astuce crée également un espace déneigé au rez-de-chaussée, ce qui permet de s’y installer en toute saison. L’espace de vie est en haut, la zone technique en bas, à l’inverse du chalet traditionnel, mais en accord avec le mode de vie contemporain et pour profiter de la vue sur les sommets. © Bernard Ligen

Plus récemment, l’architecture de Zaha Haddid trouve en haute montagne un contexte enfin à la hauteur de son excentricité : le musée Reinhlod Messner à Corones, dans le Sud-Tyrol en Italie, adopte une implantation souterraine et une esthétique complètement décalée, pour rendre hommage à un alpiniste qui l’était tout autant !  © IDEAT

Les mégastructures et structures proliférantes comme Aime 2000,  Le Bois d’Aurouze à SuperDevoluy, ou Le Brelin aux Menuires. Sortes de barres non-rectilignes portées au format XXL, elles permettent de vivre confortablement à une altitude élevée, sans sortir de chez soi, même pour faire ses emplettes en pantoufles, aller au cinéma, au restaurant, chez le coiffeur ou en boîte de nuit court-vêtue et juchée sur des talons aiguille ! Du point de vue du paysage, elles évitent le mitage de la montagne :  » ce sont des abcès de fixation  » dira Charlotte Perriand, dans un langage médical surprenant de la part d’une authentique montagnarde… Du point de vue de l’architecture, les mégastructure sont à l’échelle du paysage, elles ne sont pas écrasées par la volumétrie des sommets, mais entendent établir un dialogue constructif avec eux.

Aime 2000, paquebot de 800 logements, avec sa rue commerçante intégrée, échoué à 2000m d’altitude, sur un replat au-dessus de la station de La Plagne.

Résidence Le Brelin aux Ménuires, une mégastructure construite en 1971 par Philippe Douillet, architecte imposé par l’administration et qui n’avait jamais mis les pieds sur des skis ! 560 appartements, deux hôtels, un restaurant, une galerie marchande. Elle consterna longtemps, avant sa rédemption et son classement au titre du patrimoine remarquable du XXème siècle

Le Soleige à la Foux d’Allos, impressionnante mégastructure de 300 lits, construite en 1970, abandonnée en 1989 et démolie en 2003 pour faire place à un immeuble façon  » mégachalet « . Étonnante structure en trois ponts en béton armé, sous lesquels sont suspendus des planchers et des murs-rideaux métalliques. Architecte inconnu… © Inventaire Général de la Région PACA

L’architecture « mimétique », qui copie son environnement, sur le modèle de l’Alpine Architectur de Bruno Taut. Peu répandue hélas, car elle demande un savoir-faire dans le maniement des volumétries.

L’architecture « mimétique » d’Avoriaz, par sa complexité formelle, restitue ou prolonge son environnement. Une fois vieilli, le bardage en mélèze grise et prend la teinte de la pierre. Ici une façade arrière de logements collectifs, traitée comme une falaise. Architecte : Simon Cloutier, Atelier d’Architecture d’Avoriaz. © Bernard Ligen

Le Space Age, architecture inspirée de la science-fiction, et les utopies high tech des années 70, comme celles d’Archigram : en accord avec la débauche technique nécessaire à la vie en altitude comme à la pratique du ski alpin, elles  auraient pu se poser au bord des pistes de ski et refléter l’utopie de la vie en altitude. Je n’en connais qu’un seul exemple : les maisons-coques en résine polyester de Jean-Benjamin Maneval, installées en 1967 au village de vacances de la société ELF Aquitaine à Campan, en Bigorre, dans les Hautes-Pyrénées. Un habitat complètement atypique, pourtant bien adapté à un contexte enneigé et invitant à un mode de vie différent du quotidien urbain. Le brutalisme : peu répandu en altitude alors qu’il joue sur des matériaux bruts, à même de s’intégrer parfaitement aux paysages arides d’altitude ;

Chapelle Œcuménique de Flaine : un seul matériau, local, l’ardoise © Bernard Ligen

Plus récemment, les thermes de Vals-les-Bains, tout en massivité et remarquablement intégrés en toute saison dans leur contexte par Peter Zumthor : l’austérité janséniste de l’architecture contemporaine suisse et un unique matériau local. © Fabrice Fouillet

La barre en mode brutaliste : résidence La Petite Ourse à Flaine. Une réalisation de Marcel Breuer, datant de la fin des années 70, transcendée par une rénovation exemplaire, due à l’agence parisienne R architecture.  L’unité de couleur et les finitions impeccables, créent un effet « monolithe » et confèrent à cet immeuble un style proche du rationalisme suisse, très tendance au XXIème siècle ! © Bernard Ligen

Au-delà des styles, des formes et des matières, très liés au style de l’époque, c’est la montagne elle-même qui impose la créativité. Toute la difficulté de l’insertion architecturale dans les alpages tient à la grande différence de paysage selon les saisons : vert en été, blanc en hiver. Le seul point commun c’est le gris de la roche (auquel l’immeuble ci-dessus fait référence) et le vert des conifères.

A ce défi esthétique s’ajoute la contrainte de construire dans la pente : certains font comme si elle n’existait pas et rajoutent un socle plus ou moins élégant, pour caler une architecture courante. D’autres, plus subtils, en profitent pour travailler en coupe transversale ou longitudinale.

Coupe. In : Recherche et Architecture, n° 2, 1970

Dans la résidence Le Mélèze 1 à Avoriaz, construite en 1967, l’architecte Jacques Labro exploite habilement une différence d’altitude d’un étage entre les deux façades pour emboîter studios, deux-pièces et trois-pièces duplex, desservis uniquement par deux coursives. Il obtient ainsi des espaces intérieurs originaux et bien adaptés à la vie de famille, intégrés dans un volume très compact, économique, et qui ne gâche pas la vue des bâtiments situés derrière. © Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel

Pour la station des Arcs 1800, Charlotte Perriand, expérimente un travail en coupe longitudinale unique dans le domaine du logement collectif. Au lieu de suivre sagement les courbes de niveau, les immeubles sont construits perpendiculairement à la pente. Chaque appartement est décalé de quelques décimètres de ses voisins, en descendant le terrain. Par conséquent, les appartements ne sont plus desservis horizontalement par des couloirs et verticalement par des escaliers et des ascenseurs, mais par un système de rampes inclinées complexe, établi dans une faille piranésienne entre les deux façades de l’immeuble. L’accès au logement se transforme en une promenade architecturale qui a tout de la randonnée montagnarde, où on parcourt le dénivelé en faisant des zig-zags. Cette vertigineuse mise en abîme est une véritable utopie construite, dans un cadre commercial, technique et réglementaire pourtant extrêmement contraint ! Coupe longitudinale de l’immeuble Le Miravidi à Arc 1800, 30 juin 1975. © Archives départementales de la Savoie.

A l’heure du changement climatique, une nouvelle contrainte intrinsèque vient s’ajouter : le respect de l’écosystème local, forcément très fragile. L’architecture des stations de sports d’hiver devra dès demain économiser les terres, recycler l’existant (et Dieu sait s’il y a des lits froids à restructurer ! ), réduire son emprunte carbone à la construction en utilisant plus de matériaux locaux et en développant encore plus l’usage du bois pour stocker du carbone, optimiser sa gestion locative, réduire sa consommation d’eau, d’électricité et de mazout à la construction comme à l’exploitation, réduire le recours aux systèmes techniques importés de loin et pourtant traverser les canicules dans rôtir ses touristes… vaste défi, dont je vous parlerai dans un prochain article !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *