Passer une journée au Geotheanum fut une des expériences architecturales les plus marquantes de ma vie : une immersion dans l’altérité extrême, à la fois culturelle et spatiale.
C’était en 1989, j’étais étudiant à l’école d’Architecture de Nantes, dont je vous ai déjà parlé ici. Comme dans beaucoup d’écoles d’art, la plupart de nos professeurs avaient une forte personnalité, qui marquait leur enseignement et par conséquent l’esprit des étudiants. Cette année-là, le hasard m’attribua comme professeur de projétation (discipline du projet d’architecture) l’étonnante Nicole Martel. Plus qu’une architecte, je l’ai toujours considérée comme une authentique designer. C’était une des plus créatives de l’équipe, avec une sensibilité féminine et beaucoup de bon sens pratique. Elle déployait une grande énergie pour nous pousser à faire de chaque espace dessiné une expérience originale, esthétique, sensible et même existentielle. Pour enrichir notre vocabulaire architectural, elle organisait chaque année des voyages d’étude thématiques. Celui de 1989 était consacré aux architectures baroques. Pendant quinze jours, nous avons sillonné la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie et la Suisse, pour visiter des quantités d’architectures récentes, contemporaines et anciennes. Et rencontrer leurs architectes, leurs occupants, leurs habitants : un voyage d’une richesse incroyable, impeccablement organisé, à une époque où internet n’existait pas ! Je dois à Nicole Martel de m’avoir beaucoup enrichi, ouvert les yeux et de m’avoir permis d’accéder à une expérience sensible de l’espace.
Nous avons donc eu l’occasion de passer une journée entière à Dornach, petit village suisse non loin de Bâle, au sein du Goetheanum, siège de la société d’Anthroposophie fondée par Rudolph Steiner. Nous avons été accueillis par un architecte haut placé dans l’institution, qui nous a fait une longue conférence sur son bâtiment : très intéressante sans doute, mais terriblement aride pour des jeunes étudiants. Comme nous ne dormions pas beaucoup durant ce séjour, à cause de l’excitation générale, des aléas de la vie en collectivité et des tentations festives multiples, l’assistance sombra bien vite dans une profonde sieste…
Puis on nous a lâché dans le domaine, nous avons déjeuné au milieu des anthroposophes en congrès, qui exhibaient des dessins bizarres. Nous avons pu circuler librement dans tout le Geotheanum et imprimer des kilomètres de pellicules photographiques dans cet endroit hors du commun.
Le Geotheanum n’est pas un bâtiment banal, car il est le siège de la Société Anthroposophique Universelle et de l’Ecole Libre des Sciences de l’Esprit, fondées par Rudolf Steiner : un philosophe suisse, fortement inspiré par les écrits de Goethe, actif entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, soit au tournant d’une époque. La société et l’école assurent la diffusion et l’enseignement de l’Anthroposophie, une doctrine spirituelle ésotérique, qui emprunte à la théosophie, au christianisme et au bouddhisme. Cette théorie a des ramifications artistiques (l’Eurythmie, un art du mouvement relié à la parole) et pédagogiques, car elle est à la base d’un réseau d’écoles innovantes, qui décloisonnent les disciplines traditionnelles et valorisent les aptitudes naturelles de chaque enfant. Mais elle a aussi une portée… agricole, dans la pratique de la biodynamie, une technique écologique, respectueuse de l’environnement et des cycles naturels, qui connaît désormais un immense essor mondial.
La structure en béton armé du Goetheanum été édifiée entre 1925 et 1928, mais les travaux n’étaient toujours pas finis quand je l’ai visité en 1989 ! Il s’agit du premier monument entièrement réalisé dans ce tout nouveau matériau qui marquera l’architecture du XXème siècle.
Nous avons l’habitude de vivre dans des espaces parallélépipédiques, aux angles majoritairement droits. Dès que nous abordons des espaces différents, nous sommes dépaysés : une soupente est déjà une expérience spatiale différente, vivre dans une habitation ronde comme une yourte, triangulaire comme une tente canadienne ou même dans les boyaux d’une habitation troglodyte n’a rien à voir avec notre quotidien spatial. Dans les années 70, j’ai eu le plaisir de connaître la vogue de cette architecture en forme de grotte, qui allait de pair avec l’innovation sociale portée par les mouvements réformateurs comme les hippies (je vous en parlerai dans un prochain article). Les étudiants qui fréquentaient comme moi l’école d’architecture de Nantes autour des années 80 et 90 ont eu également la chance de suivre des cours de morphologie professés par deux étonnants ex-soixante-huitards, messieurs Alain Chassagnoux et Michel Dudon, inséparables Dupond et Dupont de la construction, brillants héritiers d’un savoir mathématique et géométrique rare, passionnés par les espaces aux volumétries complexes et atypiques. Le résultat de leur enseignement fut une explosion de créativité spatiale : nous leur devons beaucoup !
Le Goetheanum fait partie de ces rares bâtiments non géométriques : c’est une immense sculpture habitable. On pourrait être tenté de la ranger dans la même catégorie que celles de Franck O’Ghery, mais elle est beaucoup plus habitable et surtout infiniment moins gratuite. Car elle est sous-tendue par toute une théorie spirituelle et ses ramifications esthétiques (notamment l’Heurythmie). Sa grande salle de spectacles a une forme inverse de celle généralement employées pour ce genre d’espaces : elle se développe comme un éventail autour de l’espace dévolu aux orateurs, qui deviennent le centre de la conférence, ce qui est logique. Aucun angle n’est laissé vif, tous ont un ou plusieurs « congés », c’est à dire que la partie saillante est systématiquement retirée, comme par le coup de ciseau d’un sculpteur, une ou plusieurs fois, selon l’échelle : du bâtiment à la poignée de porte, tout est traité de la même manière, ce qui donne à l’ensemble une très grande cohérence formelle, ce qui est pour moi un des signes manifestes et essentiels de la qualité architecturale.
Le Goetheanum, perché sur sa colline (inspirée) paraît aussi incongru qu’une baleine échouée dans les riants paysages des contreforts du Jura suisse. Elle n’entretient aucun rapport clair avec son contexte, comme ses occupants, d’ailleurs… L’intérieur est du même acabit : on se croit Jonas, dans les entrailles de cette baleine. On se sent si petit face à ces volumes énormes ! La moindre porte présente des reliefs impressionnants…
Quitter cet endroit fut un soulagement pour beaucoup. Dans le bus qui nous emportait vers d’autres délices architecturaux, chacun tenta d’exprimer sa stupéfaction et son malaise face à ce lieu étrange et à ses occupants qui ne l’étaient pas moins… Des rires nerveux explosaient, un professeur et un étudiant eurent subitement l’envie de mimer un combat dans l’espace, comme en apesanteur, dans l’allée centrale du bus en route !
De retour à Nantes, nous avons restitué notre voyage à la communauté éducative par des diaporamas projetés dans un des innombrables espaces collectifs de notre école, tout près du bar. C’est à moi qu’échut la responsabilité de réaliser celui consacré au Geotheanum : avec un peu de recul, les qualités du bâtiment me sont apparues avec évidence. Mais rien ne pouvait remplacer l’expérience directe du lieu et de ses occupants.
Je vous invite à en faire autant : si vous avez un peu de sensibilité spatiale et humaine, que vous soyez en accord, en désaccord ou étranger à l’Anthroposophie, le Goetheanum ne vous laissera certainement pas indifférent ! Et si, en plus, vous avez, comme moi depuis, acquis une sensibilité spirituelle, vous ne l’oublierez jamais, car c’est un de ces endroits sur terre ou l’esprit souffle si fort qu’il vous emporte bien loin de votre quotidien !
Crédit photos : Goetheanum, Wikiwand, Wikipedia