Réhabilitation de la Tour Bois-le-Prêtre – Porte Pouchet à Paris – Lacaton & Vassal architectes, avec Frédéric Druot – 2011
Je ne suis pourtant pas un fan des tours, qu’elles soient de bureaux ou de logements, mais je tiens à vous raconter l’histoire de la rénovation de celle-ci, que je trouve exemplaire à plus d’un titre.
Bois-le-Prêtre : un spécimen de tour très particulier
La Tour Bois-le-Prêtre est à l’origine une de ces colossales opérations lancées dans les années 50 par l’Office Public d’Habitations à Loyer Modéré de la Ville de Paris. L’architecte qui en est l’auteur, est aussi celui qui en a désigné le site : Raymond Lopez était Architecte en Chef des Bâtiments Civils et Palais Nationaux et à ce titre recevait directement commande de l’Etat, seul opérateur en urbanisme et en logement collectif social à cette époque révolue. Raymond Lopez fait partie de cette génération d’architectes aux idées plus ou moins avant-gardistes, qui a réalisé la transformation urbaine de la France, de concert avec la technostructure d’Etat (les ingénieurs du Ministère de l’Equipement). Ensemble, ils ont édifié des milliers de quartiers neufs, fortement inspirés des idées du mouvement Moderne, lesquelles étaient développées au moment-même où cette génération faisait ses études. La Tour Bois-le-Prêtre est donc une des premières grandes tours de logements sociaux de France, et à ce titre une véritable expérimentation.
Son procédé constructif est typique de ce qui se fera très largement par la suite, mais pour l’heure il est complètement nouveau : de minces voiles de béton transversaux (16 cm) supportent des planchers en béton, également minces (26 cm). Les façades qui n’ont plus de fonction porteuse dans ce système constructif, peuvent être traitées de différentes manières, comme un vêtement. Ici Raymond Lopez valorise le logement social en adoptant une « façade-rideau » en verre et acier, avec un corroyage régulier et un remplissage de verre et de panneaux opaques, à l’image d’un immeuble de bureaux moderne.
Seule vraie originalité des plans : la distribution des appartements se fait par demi-niveaux, à l’aide de deux cages d’escaliers à volées contrariées. Les deux-pièces situés au cœur de l’immeuble sont un demi-étage plus bas que les trois-pièces qui occupent les quatre angles. Et pour faire des cinq-pièces, on raccorde les deux typologies avec un escalier privatif : le séjour et la cuisine sont en haut avec une chambre, tout le reste est en bas. Une disposition parfaitement atypique. L’ensembles des appartements respecte la partition jour / nuit : le séjour et la cuisine à l’entrée et les chambres avec leurs sanitaires au fond. Cette disposition est devenue la règle depuis dans les années 70 mais elle était très rare dans les années 50, ce qui explique que les plans de ces appartements donnent encore satisfaction aujourd’hui.
Le corroyage régulier de la façade masque pourtant cette organisation interne dans un immense damier. Mais, contrairement à la plupart des tours, l’obsédante régularité découlant de l’empilement d’appartements identiques est ici troublée par des loggias, disposées de manière aléatoire et dont la hauteur est double de celle des fenêtres. On remarque également l’irruption tout aussi aléatoire des ouvrants à l’italienne, projetés vers l’extérieur chaque fois qu’on ouvre une fenêtre. Des effets sophistiqués, dont on remarquera qu’ils reviennent très fort à la mode ces temps-ci, pour animer des façades que l’hypernormativité a vidé de toute autre substance… Ici ils contribuent à brouiller l’échelle de la tour, pour masquer sa grande hauteur.
Qu’on se rappelle le Paris des années 50, en regardant par exemple des photos de Doisneau, et on se figurera le choc provoqué par cette architecture futuriste en 1960! Alors imaginez la réaction de ses premiers habitants, notamment les réfugiés d’Algérie… Etait-ce bien le lieu d’une telle expérimentation ?
Les mésaventures de la Tour
Quant à l’Office, il a géré ça comme le reste : du mieux qu’il a pu. Quarante ans plus tard, le second-œuvre n’en pouvait plus : les façades-rideaux avaient fait leur temps, et face à la hausse du prix du pétrole, l’Office a décidé de réisoler thermiquement la Tour, qui était devenue l’hôtel des courants d’air. Elle s’est donc rhabillée avec de la laine de verre et des panneaux laqués, masquant intégralement le corroyage et les loggias. Quant aux fenêtres à l’italienne, elles ont été remplacées par des châssis PVC répétant le même volume vitré des centaines de fois, jusqu’à lassitude. De futuriste, l’immeuble retombait dans la banalité du HLM, avec de surcroît des couleurs franchement déplacées dans ce lieu et pour cet usage: un beige rosé qu’on verrait mieux en Provence plutôt qu’au bord du Périph’, et une tâche rouge sang dégoulinant en plein milieu! Tout ça financé par la Prime d’Etat pour l’Amélioration du Logement Social, dont je vous parlerai dans un prochain article. Sachez seulement qu’elle permettait tout juste de faire le gros entretien, au risque, comme ici, de déshonorer le patrimoine.
Quinze ans plus tard il a bien fallu y revenir, le navire prenant décidément l’eau de toutes parts! Pas même le temps d’amortir cette rénovation malheureuse, dans le cadre du régime de l’amortissement obligatoire par les loyers, auquel les Offices avaient été contraints dès les années 90 par l’Etat, qui ne supportait plus de les financer à fonds perdus ! Qu’allait devenir cette tour ? On pensait d’abord à une démolition, très à la mode au début du 21ème siècle dans les milieux de la rénovation urbaine à tour de bras. Et d’autant mieux accueillie à Paris, où on déteste cordialement les tours, depuis celles du Front de Seine jusqu’à Montparnasse en passant par le « ChinaTown » du 13ème et en terminant tout récemment par le projet « Triangle » porte de Versailles. Pourtant, comme souvent en HLM, les logements satisfaisaient globalement leurs habitants. L’Office a donc décidé de conserver la tour et de la réhabiliter dans une optique de développement durable, en montrant que cela revient moins cher qu’une démolition-reconstruction. Un concours d’architecture est organisé, et c’est Frédéric Druot, associé à Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, qui le remporte, avec un projet très novateur, mais finalement dans la lignée, à la fois de l’immeuble et des expériences précédentes des concepteurs.
Les nouveaux atours de la Tour
Le parti-pris est tout simple : il s’agit de rhabiller l’ensemble de l’immeuble avec une nouvelle « peau » épaisse, habitable, doublant la peau d’origine. En clair, des surfaces de plancher sont ajoutées tout autour de l’immeuble, augmentant considérablement la surface des appartements. Qui avaient déjà intégré les loggias lors de la précédente rénovation. Sur le plan ci-dessus, les surfaces ajoutés sont colorées en vert et en bleu.
Mais la surface nouvellement gagnée a un statut particulier : il s’agit pour l’essentiel de « vérandas » non-chauffées (en bleu sur le plan). Donc non-comptabilisées dans la surface habitable et par conséquent ni dans le calcul des loyers, ni dans les impôts locaux. Elles ne vont donc pas grever les charges des locataires. Au contraire elles vont les réduire : en formant un espace de protection vis-à-vis de l’extérieur, elles isolent les appartements bien mieux que n’importe quel matériau moderne ! Et en plus, grâce à leur abondante surface vitrée, elles constituent une machine à produire des calories gratuites en demi-saison : il suffit d’ouvrir les fenêtres entre appartement et véranda pour en profiter.
Rassurez-vous, en été, la nouvelle façade s’ouvre très largement pour ne pas surchauffer les appartements. Un simple rideau réfléchissant permet à la fois de conserver pendant la nuit les calories acquises en journée, et réfléchit le soleil excessif en été pour éviter la surchauffe, même quand les vérandas sont fermées (en cas d’absence, par exemple). En bref, un concept bioclimatique bien connu depuis les années 70, mais inédit dans une tour d’habitation. Encore une fois, le logement social français est à la pointe de l’innovation!
Evidemment, au fond, c’est un peu plus complexe que cela. Des transformations ont été effectuées à l’intérieur de la tour, notamment dans les parties communes. De plus, il a fallu réaliser les extensions avec les appartements occupés : retirer l’isolation posée en 1990, retirer la façade de Raymond Lopez et ses loggias, la remplacer par des baies vitrées toute hauteur, plus des garde-corps provisoires pour éviter les chutes, et enfin monter de fond en comble les 3560 m2 de vérandas préfabriquées, prolongées par des balconnets ! Un véritable tour de force, qui n’a été possible que grâce à un travail de concertation approfondi avec les locataires. Et certainement un immense travail de conception en amont.
De surcroît, des nouvelles typologies d’appartements ont été ajoutées, portant l’éventail de 3 à 7, en ajoutant des T5 et T6, soit 13 plans différents supplémentaires, dont des duplex. Tout ceci, évidemment, au bénéfice de la mixité sociale, par l’adaptation aux profils sociologiques des ménages résidents. Au final, l’image de la tour en est transfigurée : elle est redevenue entièrement vitrée, plus encore qu’à l’origine. La surface utilisable a augmenté de 40% alors même que le terrain d’assiette est tout petit. Pour un coût somme toute raisonnable : 112 000 euros par appartement, au lieu de 170 000 pour une démolition-reconstruction. Pari gagné !
La tour: un objet architectural singulier
Au niveau architectural, une tour n’est pas un bâtiment ordinaire: sa taille pose des problèmes spécifiques, qui sont pourtant connus depuis l’antiquité. Le plus simple à comprendre c’est le rapport au ciel: compte tenu de sa hauteur, le piéton spectateur ne perçoit pas bien le sommet d’une tour, car il se trouve très loin de lui. Avec le recul c’est un peu plus simple, mais de près, la limite n’est pas toujours nette. Les grecs avaient bien compris ce phénomène, c’est la raison pour laquelle le sommet de leurs plus grands édifices s’ornait d’une très large corniche: la partie inférieure, ombrée, contrastait bien avec l’éclat du ciel méditerranéen et ce contraste suffisait à rendre nette la limite supérieure de l’édifice. Le deuxième problème est celui du rapport au sol: toujours compte tenu de sa hauteur, le piéton spectateur se sent rapidement écrasé par la masse des étages en surplomb, surtout s’ils se terminent exactement à ses pieds, de la même manière qu’ils s’élèvent dans le ciel. Les grecs avaient également bien compris ce phénomène, c’est la raison pour laquelle la base de leurs plus grands édifices était constituée par un socle comportant des emmarchements et un soubassement sur lesquels s’élevaient murs et colonnes. Ce soubassement était à l’échelle de l’homme: les marches à l’échelle exacte de son pas, le socle à la hauteur de sa stature.
Le problème architectural de la plupart des tours c’est qu’elles semblent coupées net à la base et au sommet, et posées telles-quelles sur le sol de la cité. L’accroche au sol et le couronnement ne sont généralement pas traités, ou quand ils le sont, ce n’est pas à la mesure de l’échelle de l’édifice. On a l’impression qu’il pourrait y en avoir plus au dessus (voire en dessous!) et on ne sait pas bien pourquoi l’architecture s’arrête là, dans le macadam d’un côté et au ciel de l’autre: un étage de plus ou de moins? Un peu comme le rôti de boeuf que vous découpe votre boucher: « y’en a un peu plus d’une livre Madame Michu, j’vous l’laisse quand-même??? » Ici, la Tour d’origine escamotait le problème de l’accroche au sol en étant partiellement évidée, espace libre qui se remplira bien évidemment par la suite, la nature immobilière ayant horreur du vide. Quant au couronnement, il était réglé par deux larges loggias marquant fortement les angles, deux appartements hauts sous plafonds, façon ateliers d’artistes au milieu, plus le retournement des bandeaux maçonnés du pignon, marquant une sorte de corniche sombre, d’une proportion satisfaisante à l’oeil.
Evidemment, tout cela a pratiquement disparu dans la réhabilitation des années 80: le bardage s’étend du haut au bas de la tour, indifféremment, et le couronnement est marqué par une gigantesque réclame lumineuse, transformant l’immeuble sophistiqué, qui élevait ses habitants à la pointe de la modernité, en porte-drapeau d’une société de ménage industriel, qui les ravale au rang de main d’oeuvre corvéable à merci! Comme disait un de mes professeurs à l’école d’archi : « vous ne feriez pas ça sur un immeuble du 16ème, alors pourquoi ici? ».
La réhabilitation a fort heureusement évacué cette enseigne, mais combien de temps le bailleur résistera-t-il à l’appât de la manne publicitaire, à cause de la proximité du Périph’? Les façades ont retrouvé leurs matériaux d’origine: l’aluminium et le verre, dans une monochromie un peu austère, certes à la mode, mais qui pourra paraître un peu terne sous la grisaille parisienne. D’autant plus que les rideaux, habituelle source de cacophonie visuelle dans les immeubles de logements trop vitrés, sont ici uniformément… gris! Un peu de noir et de blanc là-dedans aurait rappelé la polychromie de Lopez, sans forcément verser dans une palette moins janséniste…
En ce qui concerne le couronnement, la corniche installée au sommet, à l’identique des balcons des étage, est assez large pour assurer une transition franche avec le ciel.
En revanche le rapport au sol a été profondément revu, en s’inspirant fortement d’un excellent modèle (dont je vous parlerai dans un prochain article): la réhabilitation d’une barre rue Nationale à Paris, réalisée par Christian de Portzamparc en 1993. Du résiduel, pauvrement traité dans la forme comme dans les matériaux, on est passé au résidentiel. Sans avoir l’air déplacé, car tout dans la sobriété.
Le rez-de-chaussée a été partiellement évidé au niveau de l’entrée, désormais de plain-pied. Les grilles façon prison ont été remplacées par de larges baies vitrées, le bitume par des espaces verts: un joli pot de fleurs en terre et tout ça vous a tout de suite un petit air de résidence très comme-il-faut! Les appartement du rez-de-chaussée ne donnent plus sur le macadam mais sur des espaces verts, ce qui en fait de vrais rez-de-jardins. Reste à savoir comment la jeunesse locale s’appropriera cet espace dans le temps: dernier salon où l’on cause, ou lieu de dégradations? C’est aussi à la communauté des usagers d’en décider, en accord avec l’Office.
Conclusion en forme de bilan
Comme on peut le voir dans la vidéo ICI, les architectes ont reçu pour cette réalisation un prix très convoité dans la profession. Les habitants sont ravis, et ceux qui avaient choisi de déménager avant la rénovation demandent même à revenir ! Le maître d’ouvrage, très émue par un prix qui vient récompenser un engagement qu’on devine laborieux, déclame son crédo immobilier avec une ferveur qui ne laisse aucun doute sur ses convictions. Je partage avec elle un attrait très marqué pour la richesse des relations humaines lors d’opérations conduites en concertation approfondie. En effet, lorsqu’on rapproche le maître d’œuvre de ses utilisateurs le plus tôt possible, surtout dans des opérations complexes, il se noue un lien très particulier, car cette fois-ci tous les deux sont embarqués dans la même aventure. Et si on arrive à bon port, ça fait des beaux souvenirs, même si la traversée est parfois épique ! C’est une des principales raison de mon engagement dans la fonction publique territoriale: pour pouvoir être justement en relation directe et permanente avec les utilisateurs et usagers.
Je serai cependant beaucoup plus sceptique sur les économies de chauffage attendues (50%): elles sont totalement conditionnées à une bonne utilisation des vérandas. Or c’est loin d’être une évidence : ça demande un véritable savoir-faire au quotidien, et quand on sait que les habitants sont plus prompts à ouvrir les fenêtres qu’à tourner le robinet des radiateurs, lorsque le chauffage est collectif, on peut être légitimement inquiet. On peut bien sûr prêcher la bonne parole bioclimatique aux habitants, surtout lorsqu’on l’a précédée, comme ici, d’une démarche de concertation approfondie et continue, qui vous accorde un certain crédit. Mais il faudra maintenir ce savoir dans le temps, car on sait que la mobilité reste importante dans le logement social. Sinon… les utilisateurs réserveront, à ces vérandas d’un nouveau genre, le destin de celles à la mode dans les années 80: l’oubli.
On avait déjà connu ça au 19è siècle avec la vogue des « jardins d’hiver », et il était aisé de prédire, comme je l’ai fait dans les années 90, que la mode des vérandas passerait aussi vite. En cela (mais seulement en cela), Le Corbusier, qui était un grand novateur, avait raison quand il disait, parlant de ses « machines à habiter » : « il faut apprendre aux habitants à habiter » ! Mais ceci est une autre histoire que je vous conterai dans un prochain article…
La même équipe propose de passer à l’échelle supérieure, en recensant pas mois de 1648 configurations urbaines similaires dans Paris intra-muros ! Ce qui permettrait de densifier la Capitale en douceur, tout en améliorant la qualité de vie de ses habitant et l’esthétique urbaine. A lire ici :
http://www.faireparis.com/fr/projets/actualiser-paris-1298.html
L’agence Lacaton & Vassal réalise en ce moment une opération similaire à Bordeaux, pour le bailleur social Aquitanis,sur trois barres HLM totalisant 530 logements:
http://lacatonvassal.com/index.php?idp=80
Après l’Equerre d’Argent pour la tour Bois-le-Prêtre, c’est le prix Mies Van Der Rohe qui récompense l’opération d’Aquitanis, preuve de la reconnaissance européenne du concept :
https://www.lemoniteur.fr/article/architecture-le-prix-mies-van-der-rohe-couronne-la-metamorphose-de-530-logements-du-grand-parc-a-bordeaux.2032825#xtor=EPR-5&utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=architecture&email=bernard.ligen@rosnysousbois.fr