Comment déguiser une basilique fondée sur un plan en croix latine, en une église à plan centré ? Une grande leçon de magie architecturale de Balthazar Neumann, un architecte baroque allemand.
Ceux qui me connaissent savent combien j’ai horreur du mensonge et de l’hypocrisie ; il en va de même en architecture. L’enseignement que j’ai reçu à l’Ecole d’Architecture de Nantes prônait la Vérité comme un dogme absolu, dans une esthétique très marquée par le courant Moderne. Sincérité du parti-pris architectural, clarté du plan, authenticité des matériaux et de leur mise en œuvre étaient les pierres angulaires du projet architectural et de sa réalisation.
Malgré cela, j’étais souvent séduit par des pastiches réalisés avec brio, mais voués aux gémonies par mes professeurs, comme par exemple le Port-Grimaud de François Spoerry ou la station de sports d’hiver de Valmorel. Ce sentiment me laissait perplexe : je n’arrivais pas à réconcilier la doctrine qui nous était enseignée avec ce que je ressentais. La raison et l’émotion, au fond.
J’ai découvert l’architecture baroque, lors d’un voyage d’études organisé par l’une de mes professeurs d’architecture : la très créative, sensible et vivante Nicole Martel. Je lui rends hommage ici, car c’est elle qui a contribué à libérer ma créativité, en me faisant découvrir le plaisir d’utiliser une architecture sensible, notamment au quotidien. De cet inoubliable périple à travers la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, riche de sensations variées, j’ai retenu tout un univers où prime l’intensité de l’émotion — notamment mystique — au delà de la raison. Et en particulier la très paradoxale église des Quatorze Intercesseurs (Vierzehn Heiligen en allemand), construite dans la seconde moitié du XVIIIème siècle en Haute-Franconie, en plein milieu de l’Allemagne.
J’ai compris, grâce à cet exemple spectaculaire, que l’émotion architecturale prime pour moi, peu importe le moyen par lequel on y parvient : rigueur ou exubérance, authenticité ou pastiche. A l’aune de l’histoire et de la géographie, tout cela est très relatif.
Un travail pratique d’histoire de l’architecture m’a donné ensuite l’occasion de reconstituer l’histoire de cette basilique : cet article s’en inspire largement. Le travail suivant m’a initié au relativisme stylistique : il s’agissait de reconcevoir dans le style de la Sécession viennoise, un projet d’architecture que nous avions déjà conçu dans le style contemporain. Le résultat était très convaincant ! Finalement, c’est le sens de la théorie que j’ai développée, d’abord dans mon mémoire de fin d’études (L’essence de l’architecture traditionnelle léonarde & sa traduction contemporaine), puis dans ma pratique personnelle tout au long de ma carrière. A chaque contexte et chaque programme convient sa logique et son langage, pourvu que l’esthétique et le plaisir de l’usage soit là. Contrairement à beaucoup d’architectes, je n’ai donc pas de style propre, mais une conception personnelle de l’architecture, qui dépasse la question du style.
Un projet d’envergure mal engagé
L’histoire de Vierzehnheiligen débute au milieu du XVème siècle, à l’emplacement où quatorze anges intercesseurs sont apparus à un berger. Peu après, suite à des miracles, des cisterciens construisent une chapelle, qui se révèle trop petite en raison de l’afflux des pèlerins. Au milieu du XVIIIème siècle, l’abbé qui dirige le monastère de Langheim, juste à côté, envisage de remplacer la vieille chapelle par une grande église de pèlerinage. Il fait tracer un premier projet par Heinrich Krohne, un architecte de Weimar, sous la forme d’une église à coupole centrale, entourée par un déambulatoire, mais cette solution est refusée par le Prince-évêque de Bamberg à cause de son coût excessif. Ce dernier fait appel à son propre architecte, qui propose un nouveau plan, encore plus vaste. Cette fois-ci c’est l’abbé, qui rejette le nouveau plan à cause de son coût et demande un nouveau projet à Balthasar Neumann, célèbre pour avoir été l’architecte du château de la Residenz à Würtzburg.
Le plan proposé par Neumann en 1742, est en forme de croix latine, centrée sur le lieu d’apparition des intercesseurs. Un déambulatoire sera ajouté dans un second temps, pour organiser la circulation des pèlerins en périphérie. Le projet est accepté par le Prince-évêque, mais le gros-oeuvre pour le réaliser nécessite des terrassements importants, donc coûteux, car il est implanté dans une région vallonnée. L’abbé décide donc de remonter l’édifice d’une dizaine de mètres dans la pente, pour l’implanter sur un plateau. Mais le fait de remonter l’édifice fait redescendre le lieu de l’apparition, qui de la croisée du transept se retrouve en plein milieu de la nef !
Pour réaliser les travaux, l’abbé rappelle donc Gottfried Krohne, lequel croit son heure arrivée et bouleverse le plan de Neumann pour se rapprocher de celui qu’il avait initialement proposé : une église où les fidèles sont assis en rond autour de l’autel, selon la tradition protestante. Il crée donc trois coupoles: une pour le choeur, une plus grande pour l’office et une troisième pour l’autel des 14 Intercesseurs. Et c’est ainsi que les travaux sont lancés en 1743.
Quelques mois après, Neumann et l’architecte du Prince-évêque viennent sur le chantier et stupéfaits, découvrent la trahison. L’abbé écarte Gottfried Krohne ; un autre architecte propose une solution au problème sous la forme d’une église beaucoup plus grande, refusée comme tous les autres plans et pour la même raison financière. Neumann se voit par conséquent contraint de reprendre l’ouvrage, en conservant néanmoins les fondations et les élévations déjà bâties.
Les grandes leçons de cette mésaventure restent toujours valables, plus de deux siècles plus tard : on ne se lance pas impunément dans des projets sans avoir au préalable défini (et négocié) clairement ses besoins et ses possibilités financières, exploré les possibilités du terrain et vérifié que les besoins cadrent avec les contraintes budgétaires et techniques. Ensuite on ne fait pas tracer des plans à une succession de maître d’oeuvres, mais on organise un petit concours auprès de gens qualifiés, destiné à déterminer celui qui offre la meilleure réponse à tous égards. Enfin, celui qui conçoit est impérativement celui qui construit, car lui seul sait exactement ce qu’il a conçu et comment cela doit se réaliser pour atteindre l’objectif fixé par le commanditaire.
De la basilique à l’église sur plan centré : l’art de la mystification
Balthasar Neumann se trouve donc à poursuivre les travaux d’une église, où le point d’apparition des anges se trouve en plein milieu de la nef, au lieu d’être à la croisée du transept comme il l’avait imaginé. Fonctionnellement, ce n’est pas si grave : les collatéraux permettent aux pèlerins de tourner autour. En revanche il y a un problème symbolique : ce lieu essentiel, auquel l’église doit justement son existence, n’est plus au centre de la composition, mais au milieu des simples mortels qui assistent à l’office ! De plus, il y a un problème spatial : dans une église en croix latine, le point le plus important est la croisée du transept. C’est l’endroit où on embrasse toute la volumétrie de l’édifice. C’est là où le volume est le plus vaste, à cause de la coupole qui le couvre. En 1944, Balthasar Neumann décide donc d’escamoter la croisée du transept et de donner, au milieu de la nef, la sensation que c’est le centre de l’édifice et l’espace le plus important : un vrai défi d’illusion optique !
Or il se trouve que l’on est en pleine période Baroque en Allemagne à cette époque. Ce style célèbre l’espace, la lumière, le mouvement et la légèreté, trois qualités très rares dans l’architecture des siècles précédents, à l’exception du gothique flamboyant. Pour exprimer ces qualités, l’architecture va donc se convertir au décor de théâtre : tout y est absolument faux, dans une véritable mise en scène, qui peut facilement tourner à la surenchère ! Les façades se gondolent comme des rideaux de scène et à l’intérieur, les volumes non-orthogonaux se déhanchent dans tous les sens, s’interpénètrent, la lumière fuse de toute part, surtout de là où on ne l’attendait pas (notamment du plafond), tout ça dans une débauche de couleurs irréelles et diaphanes, avec des faux marbres comme on n’en extrait nulle part, du faux-bois exotique, des stucs immaculés, des kilomètres de moulures dorées et des petits anges potelés partout, au point qu’on se croirait arrivés direct au Paradis !
Pour Vierzehnheiligen, Balthazar Neumann va se servir magistralement des artifices du Baroque, avec pour seule fin de nous faire prendre la basilique décentrée dont il a hérité, pour l’église en croix grecque qu’il avait imaginée.
Le centre de la composition recentré
L’acte fondateur, c’est justement de recentrer la composition sur le lieu de l’apparition des intercesseurs, ce qui revient ici à insérer le volume le plus important au milieu de l’église.
Dans une basilique, l’espace central est généralement un cylindre, coiffé d’une coupole. Mais ici il n’y a pas la largeur disponible à cause des collatéraux. Ce sera donc un ovale, qu’il étire le plus possible long de la nef (en mordant largement sur le transept) et élargit au détriment des collatéraux. Ceux-ci sont séparés de la nef par une file de colonnes, mais le rythme, régulier dans toutes les autres églises, devient ici irrégulier.
Au centre de cet ovale, un énorme autel central, marquant le lieu de l’apparition, bouche complètement la perspective sur le transept et le choeur : il focalise toute l’attention des fidèles.
Par-dessus tout ça, Neumann avait l’intention d’installer une coupole demi-sphérique, la plus haute de l’édifice, obtenue en mordant largement dans les combles, ce qui la rendait indiscernable de l’extérieur. En réalité, le plafond de l’église restera relativement plat, mais légèrement plus bombé à cet endroit, et décoré par une peinture en trompe-l’oeil, figurant des saints étagés dans les cieux, ce qui crée une illusion de profondeur.
Ce volumes est éclairé par trois fenêtres hautes, mais comme il empiète largement sur le transept, la troisième fenêtre est… fausse ! Elle donne en réalité sur le côté du transept. C’est indiscernable, sauf quand il fait soleil dehors: les rayons rentrent par deux fenêtres sur trois seulement. Du coup le fidèle peut s’interroger sur quoi donne cette fenêtre. Seul un plan permet de répondre à la question.
Le faux-transept
Ensuite, Neumann aurait pu choisir d’escamoter complètement le transept en le refermant partiellement, par exemple en prolongeant le triforium jusqu’au choeur. Mais il choisit une solution plus audacieuse et subtile : il va aménager son symétrique de l’autre côté de l’autel des intercesseurs.
Comme il a refermé l’espace autour de l’autel des quatorze intercesseurs, en rapprochant les colonnes, il l’ouvre vers les collatéraux, de part et d’autre du volume central, en espaçant les colonnes et en supprimant la galerie du triforium.
Mais la profondeur du collatéral n’est pas la même que celle du transept. Pour la masquer, Neumann plante un gros autel en plein milieu du collatéral, surmonté d’une immense peinture, d’une très grande profondeur, simulée par des nuées : l’espace paraît plus profond qu’il n’est en réalité. Et on voit bien, par la lumière qui filtre depuis la fenêtre située derrière, qu’il y a autre chose en arrière, mais quoi ?
Le miroir choeur – narthex
De la même manière que le centre de la composition est traité en ovale surmonté d’une coupole plate, le choeur et ce qu’il reste de la nef sont traités symétriquement, comme s’il s’agissait de deux espaces identiques. Alors que l’un est destiné au service de la messe et l’autre à l’entrée des fidèles. Tous les deux sont des volumes ovales identiques, également surmontés de coupoles plates, mais légèrement plus petites que la composition centrale, qui se retrouve donc encadrée. La scansion des espaces est donc du type C b A b C, les deux transepts (dont un faux) servant de transition entre les trois espaces ovales. Une composition sophistiquée.
Mais il reste une dissymétrie : côté entrée, le volume est partiellement mangé par la tribune de l’orgue. Côté choeur, le volume est entier. Pour masquer cette dissymétrie, Neuman remplit le fond du choeur avec un autel immense, dont la tonalité générale tire vers le rouge, ce qui produit l’illusion d’une présence plus importante dans l’espace.
En plan comme en coupe, donc en volume, Balthazar Neumann a réussi son tour de magie : il a transformé la basilique, intacte à l’extérieur, en une église centrée sur l’autel des 14 intercesseurs, tout à fait crédible à l’intérieur. Et ceci en jouant sur les séquences de volumes : à la place du triplet [nef, transept, choeur], se trouvent désormais trois espaces ovales : celui des l’autel des 14 intercesseurs au centre (le plus grand), et deux autres plus petits, de part et d’autre. A la place du transept et des bas-côtés on trouve désormais 4 chapelles latérales encadrant l’autel central. Le triforium surplombe l’espace central, puis prolonge la tribune dans l’espace d’entrée.
Se promener dans l’église de Neumann est une expérience spatiale surprenante, pleine de surprises et de bizarreries, typiquement baroques. La décoration très claire, les coloris pastels, les motifs délicats, les statues biscuitées et dorées, même les confessionnaux en forme de luxueuses vitrines ou de pièces montées ventrues, créent une délicieuse ambiance fraîche, lumineuse et aérienne comme une apparition divine ! Cette atmosphère typique des églises du centre de l’Europe à cette époque, est renforcée par contraste avec un aspect extérieur plutôt austère et pesant (malgré l’usage de grès jaune), qui rend la découverte de l’intérieur d’autant plus surprenante et inattendue. Les photos n’en rendent pas grâce hélas, mais vous pouvez faire une visite virtuelle des lieux, sur le site de l’église ici.