La Maison du Fada – 1er chapitre

La Cité Radieuse de Marseille – Le Corbusier – 1946 / 1952

Je ne peux pas entamer ce blog sans vous parler d’un bâtiment qui occupe une place très particulière dans mon univers architectural personnel : la Cité Radieuse de Marseille. Je l’ai découverte il y a bien longtemps : quand j’étais adolescent, je recherchais des architectures aussi atypiques que les univers où habitait mon esprit. Dans les rayons de la bibliothèque de ma ville, j’ai découvert les écrits du Corbusier. En bon scientifique que j’étais alors, j’ai tout de suite été convaincu par son projet architectural et urbain, notamment par son expression la plus aboutie : cet immeuble marseillais. Je n’ai jamais perdu de vue cette sorte de « talisman » qui m’a suivi pendant mes études d’archi. J’ai d’abord consacré un travail photo à son cousin HLM de Rezé. Puis je l’ai retrouvé en sociologie, où j’ai compris l’importance de la prise en compte des usages dans la conception, à travers les critiques formulées à son encontre par ses habitants. J’ai enfin visité l’unité de Marseille beaucoup plus tard, lors d’une inoubliable Journée du Patrimoine, et je l’ai retrouvée en maquette grandeur nature à la Cité de l’Architecture de Paris. J’aurai adoré y habiter et si j’avais accepté le poste d’architecte que la Mairie de Marseille voulais me confier, j’aurais certainement cassé ma tirelire pour un de ses « duplex montant ».

Je veux vous en parler pour vous dire toute l’admiration que j’ai pour cet absolu de l’architecture, mais aussi toutes les critiques qu’on peut adresser à sa conception. Mais je dois commencer par tordre le cou à plusieurs idées toutes faites qu’on lit le plus souvent à son sujet : NON, la Cité Radieuse n’est pas le prototype des barres HLM ! Hélas, et vous comprendrez pourquoi par la suite. Les barres HLM du 20ème siècle ont deux ancêtres :

La Cité de la Muette à Drancy - Fonds Eugène Baudouin © Cité de l'Architecture & du Patrimoine

La Cité de la Muette à Drancy – Fonds Eugène Baudouin © Cité de l’Architecture & du Patrimoine. Le camp de transit était dans la partie en U, inachevée à l’époque, dont il ne subsiste plus qu’une barre.

Tout d’abord la Cité de la Muette à Drancy, construite bien avant (1931-34), première opération française de construction de logements sociaux à très grande échelle, en panneaux de béton préfabriqués posés sur ossature métallique, détruite en quasi-totalité après-guerre, car elle avait servi de camp de transit pour les déportés (paix à leurs âmes).

Ensuite la Cité Rotterdam à Strasbourg, contemporaine de la Cité Radieuse, mais commandée, conçue et réalisée exactement comme le seront les barres HLM par la suite. C’est à dire commanditée par l’Etat (comme la Cité Radieuse), mais suite à un concours d’architecture et pour de futurs locataires inconnus, conçue par des ingénieurs et des architectes (comme la Cité Radieuse), mais dans une logique d’industrialisation à grande échelle et réalisé par une grande entreprise du BTP, intégrée à l’équipe de conception. Mais ceci est une autre histoire que je vous raconterai dans un prochain article…

L’HORLOGER QUI SE FIT ARCHITECTE

Tordons le cou à une autre idée reçue : à la base, Le Corbusier n’est pas architecte, puisqu’il n’a jamais fait d’études d’architecture ! Il était graveur de formation, spécialisé comme son père dans les dos de montres, car il est né à la Chaud-de-Fonds, capitale de l’horlogerie suisse. Après des études artistiques et quelques années de pratique, il s’est formé « sur le tas » chez de très bons architectes, en entrant tout en bas de l’échelle, comme dessinateur : chez les frères Perret à Paris (dont on connaît le Théâtre des Champs Elysées et le Conseil Economique et Social) et chez Peter Behrens, moins connu en France, mais célèbre dans son pays, l’Allemagne. A l’époque du Corbusier, on pouvait prétendre au titre d’architecte quand on avait fait ses preuves sur le terrain : ce qu’il fit, brillamment. Comme la plupart de ses confrères, Le Corbusier est fasciné par l’innovation. De ses études dans l’horlogerie, il a gardé la passion de la technique de pointe, mais comme beaucoup d’architectes, hélas, il ne la maîtrise pas bien, faute de connaissances suffisantes. Le bâtiment n’est pas l’horlogerie, surtout à son époque : plus encore qu’aujourd’hui, c’est un secteur largement artisanal, dans ses outils comme ses méthodes, marqué par une tradition séculaire et particulièrement rétif à l’innovation. Obstiné par nature, mal entouré ou mal conseillé, Le Corbusier a produit des bâtiments que des innovations mal maîtrisées ont rapidement rendu inhabitables (la Villa Savoye à Poissy ou la Cité du Refuge de l’Armée du Salut à Paris, par exemple) et qui auraient pu ruiner sa carrière et ses affaires.

Le Corbusier en 1953 devant un schéma représentant l'Unité d'Habitation © Willy Rizzo

Le Corbusier en 1953 devant un schéma représentant l’Unité d’Habitation © Willy Rizzo

Le Corbusier a commencé sa carrière au début du 20ème siècle, en pratiquant une architecture faites de volumes simples aux lignes claires, réalisés en béton et peints en blanc. A cette époque, il fait partie du mouvement des architectes dits « Modernes », avec qui il commence à développer des théories esthétiques, techniques et fonctionnelles. Après guerre, il poursuit sa carrière dans un style plus libre, plus artistique, réalisé en béton brut. Et développe toute une théorie personnelle, architecturale et urbanistique, à la fois géniale et totalitaire. Le Corbusier est une personnalité très complexe, qui ne se résume pas à ce qu’il a voulu laisser de lui, comme le montrent très clairement les lettres très sincères qu’il a écrites à sa mère.

 

 

Le génie du Corbusier, c’est avant tout la communication :

  • il sait, comme tout bon architecte, illustrer son propos par quelques croquis simples, exécutés en direct. Mais il a en plus le sens de la formule qui frappe. Exemple, sa définition personnelle de l’architecture : « c’est le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière » !
  • Il sait utiliser tous les médias modernes pour faire passer son message : radio, cinéma, télévision. Personne avant lui ne l’avait fait, ça marquera tant les esprits qu’aujourd’hui encore il reste l’architecte le plus célèbre en France !
  • Pour vendre son architecture et ses idées, il a d’ailleurs trouvé une « marque » : LE CORBUSIER. Il s’appelle en réalité Charles-Edouard Jeanneret, avouez que c’est tout de suite moins vendeur…

Le Corbusier décline son dogme de l’architecture. Pas d’image les première secondes, hélas!

 

LES GEST-STARS DE L’UNITE D’HABITATION

Charlotte Perriand sur sa fameuse chaise longue, en 1928

Charlotte Perriand sur sa fameuse chaise longue, en 1928


Je commence par la dame, et quelle dame ! Charlotte Perriand, pas plus architecte que le « Corbu », mais « designeuse » tout aussi célèbre et géniale, qui fait l’objet d’une vénération internationale. Ses meubles, conçus il y a des décennies, n’ont jamais cessé d’être des « must » de la déco. Autodidacte comme Corbu, c’est une personnalité attachante, une femme de convictions et de volonté, grande alpiniste devant l’éternel montagnard, à une époque où les femmes restaient sagement derrière leurs fourneaux. Elle a d’ailleurs créé l’architecture intérieure de la station de ski des Arcs en Savoie, dont je vous parlerai dans un prochain article.

Jean Prouvé © Centre Georges-Pompidou

Jean Prouvé © Centre Georges-Pompidou

Elle a retenu l’enseignement des « Modernes » et celui de l’art de vivre japonais (découvert lors de son exil pendant la guerre) et c’est elle qui a lancé en France le mobilier intégré, dont la conception-même aide à ranger les petits logements. IKEA lui doit tout, par exemple. Elle est l’auteur de tout l’aménagement intérieur des appartements de l’Unité d’Habitation.

Autre Gest-star : Jean Prouvé. Qui n’est pas architecte, non plus, bien qu’il ait beaucoup construit, comme Corbu et Perriand. C’est un ingénieur, constructeur métallique à Nancy, célèbre pour ses œuvres architecturales et de design d’intérieur. Il est l’auteur des escaliers métalliques des duplex, mais a également collaboré à la structure de l’immeuble, avant qu’elle ne soit finalement réalisée en béton armé.

LA COMMANDE

La partie Nord du Vieux-Port de Marseille, entièrement rasée. © IGN, 1950

La partie Nord du Vieux-Port de Marseille, entièrement rasée. © IGN, 1950

Cette opération s’inscrit dans l’immense chantier de reconstruction de la France : il s’agit ici de reloger les sinistrés du Vieux-Port de Marseille, ghetto populaire juif, rasé pendant la guerre. Avant-guerre, les communes avaient la responsabilité du logement collectif et individuel « bon marché », le reste de la production de logement étant laissé au bon vouloir du secteur privé. Après guerre, face à l’ampleur des besoins de logements (suite aux destructions mais aussi à la grave crise du logement), l’Etat a pris le relai en développant les « Immeubles Sans Affectation Individuelle » : ISAI, l’administration adore les sigles et les appellations ésotériques ! L’Etat passe alors commande aux plus grands architectes de l’époque, en direct, sans mise en concurrence, ce qui laisse aujourd’hui pantois face à la rente exceptionnelle dont ont bénéficié nos glorieux prédécesseurs, sans rien faire d’autre que de brillantes études dans les sections « architecture » des Ecoles des Beaux-Arts. Lesquelles ne formaient pas du tout à la conception d’immeubles de logements collectifs à vocation sociale, mais ceci est une autre histoire, que je vous conterai peut-être un jour… Le Corbusier n’étant pas architecte de formation, est exclu ipso facto de cette manne. Mais comme il est très proche du Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, Eugène Claudius-Petit, lui-même sensible à ses théories, il obtient comme « lot de consolation » le chantier marseillais.

A commande d’exception, procédure d’exception : non content d’avoir obtenu ce projet, Le Corbusier l’accepte sous réserve d’être dégagé de toutes les réglementations en cours, pourtant infiniment moins contraignantes qu’aujourd’hui ! Il obtient donc, notamment, d’être tout simplement dispensé du permis de construire, ce qui fera hurler les associations de défense locales, déjà hostiles aux architectures trop novatrices…

LE PRINCIPE ARCHITECTURAL ET URBAIN DE L’UNITE D’HABITATION

Une fois dégagé de ces basses contingences matérielles, l’artiste peut exprimer tout son génie : il va réaliser ici la concrétisation d’un maillon essentiel de sa théorie architecturale et urbaine : l’Unité d’Habitation. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il me faut vous résumer brièvement celle-ci.

Et d’abord se figurer ce qu’était la France urbaine au sortir de la guerre : surpeuplée, entassée dans des taudis sans âge ni confort, le long de rues sombres et étroites, comme celles qu’on peut voir dans le documentaire sur la Cité Rotterdam, au début de l’article. L’écrasante majorité des logements n’avait tout simplement ni sanitaires, ni électricité, seuls les plus confortables disposaient de l’eau courante et du gaz. Le mouvement « hygiéniste » du début du 20ème siècle, constatant la prolifération de la misère urbaine et de son cortège de pathologies (alcoolisme, tuberculose…) avait déclaré qu’il fallait redonner à cette population de l’air, de l’espace et de la lumière. Le Corbusier a fait sienne cette doctrine, qu’il a appliquée au pied de la lettre et gravée dans le béton de sa philosophie architecturale et urbanistique: « Les matériaux de l’urbanisme sont le soleil, l’espace, les arbres, l’acier et le ciment armé, dans cet ordre et dans cette hiérarchie ».

Face aux conditions de logement déplorables, les populations urbaines ont commencé à s’exiler en banlieue dès le 19ème siècle. Les plus riches sont partis en premier, s’offrant des villégiatures aujourd’hui absorbées par la croissance urbaine, suivis par une population plus modeste qui n’a pu s’offrir que des habitations dites « à Bon Marché » (HBM) sur jardinets. La banlieue s’est donc remplie d’une ceinture de pavillons de plus en plus modestes. L’idée du Corbusier est d’éradiquer ce qu’il appelle (avec son sens de la formule qui frappe) « la gangrène des pavillons » : il les trouve architecturalement pauvres, coûteux au regard de leurs prestations et dévoreurs d’espace en raison de la faible densité qu’ils imposent. On notera au passage que cette critique fonde également aujourd’hui l’évolution de l’urbanisme « durable ». La théorie architecturale du Corbusier progressera donc de l’individuel au collectif :

les maisonnettes indépendantes pour ouvriers :

Maison Citrohan - 1922

Maison Citrohan – 1922

les maisonnettes groupées sous forme de cité-jardins modernistes :

Les Quartiers Modernes Frugès à Pessac (1924 - 1926)

Les Quartiers Modernes Frugès à Pessac (1924 – 1926)

les immeubles-villas composés de quelques appartements duplex, avec terrasses et jardins privatifs, imitant de petites villas empilées les unes à côté des autres :

Projet d'immeuble d'entrée pour les Quartiers Modernes Frugès à Pessac (1925) © Fondation Le Corbusier - Paris

Projet d’immeuble d’entrée pour les Quartiers Modernes Frugès à Pessac (1925) © Fondation Le Corbusier – Paris

La Cité Radieuse, qui regroupe dans un unique bâtiment des centaines d’appartements avec balcons et leurs services, sorte de « cité-jardin » (d’où son nom) à la verticale :

Cité Radieuse de Marseille

Cité Radieuse de Marseille

Mais l’Unité d’habitation n’est en fait que le maillon final d’un projet d’urbanisme théorique, imaginé par « Corbu » et vulgarisé dans ses ouvrages : il s’agit d’un aménagement à l’échelle du territoire, destiné à remplacer la traditionnelle opposition Ville / Campagne. Alphonse Allais disait « on devrait construire les villes à la campagne, l’air y est plus pur ». C’est tout simplement le projet du Corbu et sa traduction de l’impératif hygiéniste : air, espace, lumière.

Pour remplacer le réseau de rues sombres et étroites, la « colonne vertébrale » du projet est un réseau de voies de circulation séparées en fonction de la vitesse (Les 3V, dans le jargon corbuséen) pour les piétons, les autos, le train et les avions. Ce projet est également marqué par la fascination de l’époque pour la vitesse mécanique, déjà symbole de la modernité.

Ce réseau parcourt « la nature », un espace vert continu, conceptuel, qui n’est ni un parc, ni des champs, ni la nature vierge. On a par exemple une « Autostrade » (traduction de l’italien Autostrada, autoroute) directe Moscou / Saint-Nazaire via Paris, en ligne droite…

Village coopératif Radieux de 1933, maquette 1938. © Fondation Le Corbusier. On notera que les silos, monuments de l’agriculture industrielle, sont placés à l’entrée du village.

Pour remplacer les villes et rompre avec l’opposition ville / banlieue, ce réseau dessert des sortes de « Kolkhozes » autonomes, par le biais de bretelles: les «  Villages Radieux » dans le jargon corbuséen. On y trouve des unités de production, une administration, des commerces, une école et un unique immeuble de logement ressemblant dès 1933 à la Cité Radieuse. Cette Unité d’Habitation est implantée sur « la nature » de manière tout aussi théorique : elle est décollée du sol naturel (faut pas gâcher les bonnes choses…) et orientée est / ouest, donc par rapport au soleil.

Bref, c’est l’anti-architecture urbaine par excellence, mais ça permet d’offrir à chaque habitant l’air, l’espace et le soleil tant recherchés.

Le grand public et nombre de spécialistes de l’urbanisme et de l’architecture ont lu et compris le projet d’urbanisme du Corbusier au pied de la lettre, prenant ses démonstrations (forcément simplificatrices pour pouvoir être médiatisables) comme la représentation fidèle de ce qu’il pensait réaliser. Or il est évident que « le plan-obus » d’Alger, qui prévoyait de raser toute la ville, pour la remplacer par un kilomètre d’immeuble-villa longeant le littoral, n’est qu’une image destinée à marquer les esprits, pas à être réalisée telle-quelle. Pas plus que le projet de raser tout le centre de Paris, pour le remplacer par quelques tours et des autoroutes !

Alors qu’en est-il du grand projet d’urbanisme du Corbu : image ou réelle volonté ? En tout cas, l’Unité d’Habitation, elle, est devenue une réalité, mais sortie de son contexte urbanistique. Reste-t-elle encore pertinente, malgré tout ?

La suite dans un prochain article…

2 Commentaires

  1. Lisez ici le communiqué de la Fondation Le Corbusier au sujet de la polémique en cours actuellement, concernant l’attitude de l’architecte pendant la dernière guerre:
    http://www.darchitectures.com/mise-au-point-a2451.html

  2. Pour mieux connaître Le Corbusier, je vous conseille de regardez ici un documentaire de Arte, qui adopte un point de vue original: il montre l’architecte à l’oeuvre et ses idées, à travers le cours mouvementé du 20ème siècle. On y entend les certitudes et les doutes de l’homme et on y distingue la complexité qui empêche de le classer trop facilement, pour déboulonner une statue qui ne lui ressemble pas, au fond.
    https://www.youtube.com/watch?v=UaDlVQ8oNMs

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